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Éditions Ismael.
Non- PROFIT ASSOCIATION.
(2018)
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Siège social : if rue des Capucins, 69001 Lyons.
LE NUMERO
France et Colonies Etranger
Un an,*,* SOlr* Un an.**i ¥?Ct fr*
Six mais *. 48 fr. Six mois * S 5 fr.
I^dIb mots 26 fr, Trois mois 46 fr*
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MARDI
ORGANE
Directeur Politiquer^""**
BRACKE suppléant LÉON BLUM Téléphone j
PARTI SOCIALISTE
RéP*OtlON ŒT ADMINISTRATION * 9. RUE VIC TO R-M A S SË > PARIS üxn
AOUT
1936
Administrateur-Délégué :
EUGÈNE GAILLARD
Juaqu’à 20 hourea : XRTOAJTfE 94-46 « 94-47
A partir de 20 heures t TAIXBOÜT 43-5 0
Adresse téWgrapttiqui ï
NALP OFUL-PABIS
I»*' EVENEMENTS D^SPAGME
Le Congrès
des Instituteurs
s’est ouvert
Les nervis à la solde
de Doriot -Sabïanï
causent à St-Zacharie
de sanglants incidents
es qui
Les 1 0.000 grévistes ont ap¬
prouvé hier la convention
établie par leur délégation
LE MAIRE, M. MAILLOUX,
MEMBRE DU FARTI POPULAIRE
FRANÇAIS, TIRE SUR LA FOULE
VENUE POUR PROTESTER
CONTRE LES EXACTIONS
DES BANDES FASCISTES
ierra Guadarrama
[I a notamment établi le bilan
des résultats acquis grâce au
gouvernement de Front Populaire
Cette convention apporte une amé
lioration aux taux minium cTaf
{Voir en sixième page te
compte rendu des débats.)
Les colonnes du général loyal Miaja ne sont plus qu’à quelques
f litage et au salaire de garantie*
Elle maintient les avantages acquis
antérieurement
Cinq personnes sont blessées
par les émules de Carbone
kilomètres de Grenade et les croiseurs espagnols
ont bombardé Geuta et Tarifa
UUUWWWMUn .
Après avoir grièvement blessé
sa femme
un mari se donne la mort
Des événements d'une gravité partie
<mlière se sont déroulés à Saint-Sa^
charte, commune du Var, située â quel¬
ques dizaines de kilomètres de Marv
sel lie,
' La première version d& cos événe*
mentSt donnée par les agences et par
la presse dite d'information, est telle*
ment contraire à la vérité qu'il noua
faut la démentir dans son ensemble et
dans ses détails, '■
SaintjZacharie est affligée d’un
maire — M. Mailloux — ■ sabfanlste,
carboniste et doriottetq.
Il y a quelques jours, M. Maillons
présidait la réunion qu'osa tenir aiix
Arènes du Prado, à Marseille, le rend-
; gat Maître-Jacques Dorlot.
Les électeurs de M. Mailloux, qui nô
e& sont pas vendus en infime temps qus
ï^ur élu, trouvèrent la pilule amère
de-s protestations s'élevèrent.
M, Mailloux ne se frappa pas pour
autant ; il fît appel, comme il est d’usa*
ge en ce beau pays de Provence depuis
que les gangsters édictent la loi, aux
bandes de nervi, k Cartonna et autre*
Splrlto.
A. LAMEORAY.
(Suite ^en 2* page> 3* colonne)
Lyon 3 août. — » M* René David, 55
ans, en villégiature à Paleymieux, a
grièvement blessé sa femme d'une bal¬
le de revolver k la poitrine, et s'est en¬
suite donné la mort.
Mme David a été transportée h l'Hô-
rcï-Dieu; #on état est très grave.
Une grande activité est
déployée pour assurer
aux arn>ées de la Ré¬
publique les munitions
et. le ravitaillëmènt.
La bataille a fait rage
durant 36 heures
François Blancho.
( Voir en troisième page.)
La situation des conquérants est précaire
(Lire nos informations
en troisième page.)
LTayiation républicaine
a bombardé Saragosse
LES JEUX OLYMPIQUES
ALEXANDRE BOGDANOV
O O O
L’ETOILE
RO U G E
Dix-sept jours .se sont écoulés de-
ïpuis que 'lé général Franco comment
.fait dans le Maroc espagnol cette ré¬
volte qui aurait dû frapper à ïnort
en quelques heures la République de
193 L v . —
Madrid et' Barcelone paralysés par
la . sédition Sauraient dû offrir
qu une faible résistance à la double
pression ; du Sud, où les troupes
marocaines auraient débarqué ; du
Nord, où les rebelles disposaient d’un
vaste territoire, allant presque sans
solution de continuité de .la Galteie
à -1 ’Àragon ; 1 ; * v',: -
€e plan de la révolte militaire et
fasciste
£e départ d’une colonne de miliciens pour Saragosse,
» -HfSarraziriè » dç&tîiiés, paromè _lr_o-
juu ru ts toiirer; i I ar > 1 ÿéooriqq
de " rÉsp^gne, les . bateaux, restés au
service dé la République montent la
garde dans la Méditerranée, boinbaîv
j dent les bases des* insurgés.
Le Maroc, air lieu d;4tre le point
' de départ d’une marche triomphale
sur Madrid, est devenu une sorte de
sôuricièrèj pour lés Hlrèupes' de M,
Franco, dont elles ne 'peuvent 5*4 va?
üar que par petits paquets et en cou¬
rant de gros risques,
ILc gouvernement de Madrid avait
été sourd et aveugles. Le peuple, re¬
présenté par les matelots, a entendu
et: VïUiPOùr ifettfc r.i t fffsi»
André LEROUX.
j . i j -
(Suite en S* page, P colonne)
Avec les miliciens
Roman d'anticipation
scientifique et sociale
Traduit du russe
par Colette Phicnot
I/Etoiln Rouffe a, en* en Russie,
un succès et une diffusion considé¬
rables. L'auteur, AIexandre Eûffdî1"
nov; godal-démocrate très en vue,
ami intime de Maxime Gorki, de
Lénine et de K rassi ne, à joué un
rôle éminent dans le mtiuve ment so¬
cialiste rus tse et plus particulière¬
ment dans son aile gauche, le
bolchevisme. Ses ouvrages sont ré¬
pandus en Russie à des millions
d'exemplaires. Plusieurs généra¬
tions de socialistes ont appris
l'Économie politique dans Bogda-
nov, vulgarisateur de premier or¬
dre en même temps qu’iiommc de'
science* médecin, biologiste et phi¬
losophe,
I/Etollc Rouge est une anticipa¬
tion prophétique suus une forme
romancée. Plusieurs des prévisions
incorporées au roman sont déjà
devenues réalité. D'autres le de¬
viendront peut-être... JVEtoite Bou¬
gée définit bien des problèmes po¬
sés à toute conscience socialiste et
esquisse des solutions hardies, qui
seront certainement parmi nous
très controversées. I/Étoîle Roua*
j>st le point dp départ de la litté¬
rature dite prolétarienne.
partir de demain liseï et faites
lire autour de vous
L’ETOILE ROUGE
Par noire envoyé spécial Jean-Maurice HERRMANN
préparé depuis longtemps
jusque dans ses moindres détails, a
échoué, parce qu’il s’est heurté
à un obstacle imprévu : le peuple
espagnol décidé k défendre sa liber¬
té. iLe plan a été conçu et réalisé par
des militaires, et cela explique le
fait «pï’ils ont négligé certains fac¬
teurs pathologiques. Séparés du
peuple; ils n’en pnt pas tenu compte
dans leurs calculs,
La sédition avait commencé an
'Maroc précisément p autre que les gé¬
néraux félons pensaient pouvoir dé¬
verser sur l’Esp aigue les bordes de
la légion étrangère et des troupes
indigènes, les seules vraiment qua¬
lifiées pour combattre..- le ■* marxis¬
me». La flotte, dont tous les offi¬
ciers étaient de la conspiration, .de-
Va it transporter rapidement ces nou~
jyeauï Croisés*
i La flotte n'était pour M. Franco
npTuà (élément technique, qu’un
'a moyen » à employer dans la stra¬
tégie de la sédition, U s’est trouvé
æuf les bateaux des hommes, des
Jiommes du peuples qui ont arraché
nux officiers rebelles ce * moyen ».
lAù ]ieu de transporter les nouveaux
L'attaque contre les rebelles est engagée méthodiquement
par les chefs des organisations ouvrières. — Le « Popu¬
laire j> est acclamé par les héroïques défenseurs de la Ré*
publique espagnole, — Le nouveau gouvernement catalan
fait appel à la discipline des forces antifascistes* — En
suivant le cercueil de Trillas»
Le noir Owens arrive premier de l’épreuve des 100 mètres*
{Voir en troisième page.)
Des aviateurs sonbils
recrutés en France
pour le rebelle Franco ?
(Voit' en deuxième page.)
Le financier Juan March
est une puissance d'argent
formidable au service
du fascisme espagnol
atSgwSE*
ISï
Depuis quelques jours, M* Michel Dé¬
frayât se livre £ y ne activité assez sus¬
pecte.
M, Détroyat n'est pas seulement un
pilote connu* |i est aussi administrateur
à la Société Bréguet.
Or, ce Détroyat recrute, nous affirme-
t-on, des pilotes pour le service actif
dans l'aviation du général rebelle Fran¬
co, H leur offre des primes assez éle¬
vées*
Nous serions curieux de savoir si Tes
services compétents sont au courant de
ces agissements et si notamment on
est sûr que les avions du stock Bré-
guct n'iront pas grossir l'armée de
Pair des fascistes espagnols*
LE TEMPS QITIL FERA
Drs prévisions de T0.1Y.M. — Asees
beau temips, TuuflÆreitK, beP&s éclaircies,
vtem-t NordOuea t modéré à aeaez fort;
tnaxi'.ïiUiTn de temîtiératirre sera en hausse
anr celui de la veille.
Il fournit des armes au général factieux Franco
et subventionne le mouvement insurrectionnel
Au cours des précédents articles, nntis
avons évolué la vie et les mœurs de
V aventurier Juan Harch, devenu ï'm»
des personnages les plus puissants de
la péninsule. Nom fermions aujour¬
d'hui cette étude,
*4 *
Juan Mardh avait toujours Été l’ami
de Primo da Rivera, baHxm prodtgue,
sans csase à court d'argent, auquel ü
avait eu soin de rendre de grands ser¬
vices d’ordre pécuniaire. Ce fut te die--
tateur et Malvy qui étouffèrent 1a plain¬
te ponr assasalnaÉ, faite à Alger, par
le .frère et le vieux père de Tomas
Llausot contra Juan March, Des raisons
du même ordre avalent fait agir Prfmo
et l’ancien ministre français, qui avait
touché 5Û.0ÜU pesetas.
Le dictateur conseilla alors à son
ami de faire un cadeau à la tOlIIO, « si
charitable », et celui-ci consentit à fai¬
re construire à ses frais un magnifique
préventorium à Majorque, La pose de
la première pierre donna lieu à une
fête inoubliable présidée par un évê¬
que. Celui-ci fit un éloge cnthüueiaste
du généreux donateur qui se carrait
dans un fauteuil* tandis que aa femme
se prélassait aux côtés de l'évêque
(coût: sîx millions).
Les travaux furent rapidement îne-
nés et il n'y avait plus que les vitreE à
noser, quand la République fut procla¬
mée. Lg préventorium n'était point fait
pour le* aspirants à la tuberculose du
nouveau régime, et tout resta en plan*
Sentant, depuis le 14 avril 1931. tou¬
tes sortes d* menaces peser sur lui, ï1*
se décida à se défendre devant la Cons¬
tituante, Un ministre lui devait d*
l'argent ; \\ avait des députés qui le
soutiendraient, Tl se lït donc faire par
un ami un .discours dithyrambique, nü
il apparaissait comme un homme labo¬
rieux et honnête qui, né d'une famille
modeste. -était devenu m ulti-mlll tonnai*
re à force de travail* Il y expliquait
ses première-B affaires d'achats et de
ventes de terrains, soutenu par la Ban¬
que de Majorque, la façon dont 11 avait
mis de T argent dans une fabrique d»
Tous d$ accord
WMmMWm
iiM;!
x #533$ S. ï:i
mmmï
Les travailleurs de la terre, brandissant la faucille, viennent
à Sig-uenza pour s’intir aux forces gouvernementales,
KÜIIÜii
Anche in Francia, corne in Spagna, sono al po-
tere le sinistre. Eppure — dicono ï socialisti fran-
cesi — in Francia non ci sono rivolte nè incendi.
r è massacri. E’ anche vero pero che le sinistre
francesi sono al governo da pochissimo tempo.
mm
ATTENDEZ UN PE J
<a En France aussi, comme en Espagne^ les gauches sont au pouvoir.
Cependant — disent les socialistes français — en France il n’y a ni
révoltes^ ni incendies> ni massacres. Mais il est vrai aussi que cbb
gauches sont an gouvernement depuis peu d^ temps, »
(Manchette gui a parti dans la Siampa du % août,}
. ' " " _ J ■ ‘ l ■ . . r, r “ • ’J °. , P 1 ; . .
Dans des avions trimoteurs italiens destinés aux rebelles espagnols :
1b premier en panne sur Ja rive française de la Moulouyaj l’autre qui
ssest écrasé à Saidia.
/ v " _ 1 ‘î.Füiir^
— En tout cas, nous sommes d’accord, sur un poin. : La France
ne sera vraiment française que si Hitler et les Riffaïna de Franco s’en
mêlent l
source gallica.bnf.fr / Bibliothèque
nationale de Franc
N“ 1. Feuilleton du Populaire. 5-8-36
I; Alexandre Bogdanov ■
L'ETOILE
ROUGE
russe
Traduit du
par Colette Peignot
Le docteur Werner à l’écri¬
vain Mirski :
o Je vous envoie, camarade,
les mémoires de Léonide. Il sou¬
haitait les faire éditer. Vous sau¬
rez mieux que moi arranger cela.
Quant à lui, il s’est enfui. J’a¬
bandonne l’hôpital et vais à sa
recherche. Je pense le trouver
.dans la région minière oit se pré¬
parent à Vheure actuelle de sé-
fUua événement». Le but de ton
évasion est sans doute une ten¬
tative indirecte de suicide. O’est
encore un effet de la maladie
mentale que vous savez. Et ce¬
pendant, il était si près d’une
complète guérison...
» Dès Que je saurai quelque
chose, je vous aviserai.
» Salut chaleureux.
> Votre N. Werner. »
24 juillet 190...?
(8 ou 9, illisible.)
*+*
Manuscrit de Léonide
PREMIERE PARTIE
I. — RUPTURE
C’était à l’époque où venait de
commencer dans nôtre pays ce grand
bouleversement qui dure encore et
qui, je pense, approche maintenant
de sa fin inéluctable et terrible.
Les premières journées sanglantes
avaient si profondément ébranlé la
conscience publique que tous atten¬
daient une issue rapide et heureuse
du combat : il semblait que le pis
fût accompli et que rien de pire ne
puisse’ arriver. Personne n’imaginait
que les mains osseuses du monde
moribond étranglaient et étrangle¬
raient encore les vivants dans leurs
étreintes convulsives.
L’exaltation du combat débordait,
impétueuse, dans les masses. Les es¬
prits s’ouvraient tout entiers à l’ave¬
nir ; le présent fondait dans un
brouillard rose, le passé s’estompait,
disparaissait. Les rapports humains
étaient plus instables et précaires
que jamais.
Au cours de ces journées, advint
ce qui retourna ma vie, m’arracha
de la lutte populaire et me mit hors
du combat.
J’étais, malgré mes vingt-sept ans,
l’un des vieux militants du Parti. Je
comptais derrière moi six années
d'activité, interrompues seulement
par un an de prison. J’avais pressenti
avant beaucoup d’autres l’approche
de la tempête, aussi l’affrontais-je
avec calme. Il fallait travailler beau¬
coup plus qu’auparavant, mais je
n’abandonnais ni mes investigations
scientifiques (la question de la for¬
mation de la matière m’intéressait
particulièrement), ni mes besognes
littéraires : j’écrivais dans des re¬
vues pour enfants et cela mè donnait
les moyens de vivre. Au même mo¬
ment j’aimais... ou je croyais aimer.
Son nom de militante était Anna
Nicolaïevna.
Elle appartehait à une tendance
modérée de notre Parti. J’ëxpliquais
cela par la faiblesse de sa nature et
la confusion des relations politiques
dans notre pays ; bien .qu’elle fût
plus âgée que moi, je la considérais 1,
comme un être encore indéterminé.
En quoi je me trompais.
Peu de temps après notre union, la
différence de natures se fit sentir de
plus en plus péniblement pour nous
deux et prit la forme d’un profond
malentendu, -tant dans la concep¬
tion de noire > travail révolution¬
naire que dans la compréhension de
notre .liaison personnelle.
Anna était venue à la révolution
sous le signe du devoir et du sacri¬
fice, et moi, sous l’impulsion du plus
libre désir. Elle se joignit au grand
mouvement du prolétariat comme
une moraliste qui trouvait là une
haute satisfaction éthique et moi, en
amoraliste qui, aimant simplement
la vie, en voulait le plus large épa¬
nouissement. Pour Anna, l’éthique
prolétarienne était sacrée en soi ;
pour moi, c’était une utile adapta¬
tion, à la classe ouvrière dans sa
lutte mais transitoire comme cette
lutte elle-même et génératrice d’or¬
dre. Selon Anna on ne pouvait entre¬
voir, pour la société socialiste, qu’une
réforme de la morale de classe pro-
-létar-ienne existante dans l’humanité
d’aujourd’hui ; je pensais que le pro¬
létariat va dès maintenant à la sup¬
pression de toute morale et que le
sens social qui rend les hommes ca¬
marades dans le travail, la joie et
la souffrance ne se développerait
tout h fait librement que lorsqu’on
aurait rejeté le fétiche de la morale.
De ces désaccords naissaient des
contradictions dans l’appréciation des
faits politiques et sociaux, contradic¬
tions qu’il était évidemment impos¬
sible de résoudre.
Nous nous , opposions avec plus
d’acuité encore sur la façon d’envisa¬
ger nos relations personnelles. Anna
croyait que l’amour oblige aux con¬
cessions, aux sacrifices et surtout à
la fidélité tant que dure le mariage.
En réalité, je ne songeais nullement
à contracter de nouveaux liens mais
ne pouvais admettre la fidélité préci¬
sément en tant qu'obligation. Je pla¬
çais même la polygamie plus haut
que le mariage parce que susceptible
d’enrichir la vie individuelle des
êtres humains et de leur donner plus
de variété dans la sphère des recher¬
ches. A mon sens, seules les contra¬
dictions de l’ordre bourgeois rendent
à notre époque la polygamie en par¬
tie irréalisable, en font un privilège
d’exploiteurs et de parasites, tous
embourbé? dans une psychologie dé-,
cadente ; là aussi l’avenir devra .ap-
poMer une profonde réforme. De
telles opinions indignaient cruelle¬
ment 'Anna, elle y voyait" un essai
d’atténuer sous une forme idéale une
conception sensuelle vulgaire de la
Et cependant, je ne prévoyais ni
ne supposais l’imminence d’une rup¬
ture quard pénétra dans notre vie
une influence étrangère qui hâta la
séparation.
A cette époque arriva dans la ca¬
pitale un jeune homme portant un
nom conspiratif insolite : Menni. Il
apportait du Midi certaines instruc¬
tions prouvant qu’il jouissait de la
pleine confiance des camarades.
Ayant terminé sa mission, il résolut
de rester quelque temps encore dans
la capitale et vint souvent nous voir,
manifestant une inclination visjble
à se lier de plu? près avec moi.
C’était un homme original en tout,
à commencer par l’apparence. Des
yeux si bien masqués de sombres
lunettes que je n’en connaissais
même pas la couleur ; une tête
grande et même disproportionnée ;
les traits du visage jolis mais éton¬
namment immuables et indifférents,
sans aucune harmonie avec une voix
douce et expressive ; un corps bien
bâti, souple et jeune. Sa parole était
égale et libre, toujours pleine de
sens, sa culture scientifique très di¬
verse ; selon toute vraisemblance, il
était ingénieur de son métier.
Dans la conversation, Menni se
montrait toujours enclin à relier lés
questions personnelles et pratiques
Jl _ z _ xi
chez nous, je ne sais comment les
incompatibilités de nature entre ma
femme et moi surgissaient au pre¬
mier plan, et de façon si précise, que
nous commencions à sentir doulou¬
reusement qu’elles étaient sans issue.
Sa conception du monde était appa¬
rentée à la mienne ; il s’exprimait
toujours sous une forme douce et
prudente mais au fond, de manière
d’autant plus tranchante et profonde.
Il savait si habilement relier nos
désaccords politiques aux différences
essentielle? de nos conceptions, que
ces désaccords apparurent psycholo¬
giquement inévitables, telles de sim¬
ples déductions logiques. Tout es¬
poir de s’influencer l’un l’autre,
d’aplanir les contradictions et d’arri¬
ver à quelque chose de commun dis¬
parut. Anna nourrissait envers Menni
une sorte de haine mêlée d’un vif in¬
térêt. Il m’inspirait une grande es*
time et une vague méfiance : je sen¬
tais qu’il visait un certain but, mais
lequel ?
(A suivre.)]
Acheter le POPULAIRE
c’est bien.
S’abonner a u POPULAIRE
ctot mieux,
N” 2. Feuilleton du Populaire, C-S-36
P _
fi! Alexandre Bogdanov
L’ETOILE
ROI
UG
E
Traduit du russe
par Colette Peignot
■«
■
■
9
Manuscrit Je Léonide
PREMIERE PARTIE
I. — RUPTURE
Au cours d’une journée de janvier
(c’était déjà fin janvier), il y eut
dans les groupes dirigeants des deux
tendances de notre Parti une délibé¬
ration sur un projet de manifestation
populaire qui devait avoir pour issue
probable un choc à main armée. La
veille au soir, Menni vint chez nous
et nous posa la question de la parti¬
cipation à cette démonstration au
cas où elle serait décidée par les
chefs du Parti. Une discussion s’en¬
suivit qui prit vite un caractère brû¬
lant.
« Celui qui vote pour la manifes¬
tation, déclara Anna, est moralement
tenu d'être aux premier rang. »
Je n’étais pas d’avi? que cela fût,
en général, tout à fait obligatoire,
mais plutôt que seuls doivent y aller
les gens indispensables, ceux qui peu¬
vent se rendre vraiment utiles ; di¬
sant cela, je pensais justement a
moi-méme, homme de quelque expé¬
rience en ces sortes d’affaires. Men¬
ni allait plus loin et assurait que, vu
le heurt inévitable aveo la troupe,
c’était, aux agitateurs des rues, aui
meneurs professionnels d’être sur
place pendant la bataille, nullement
aux chefs politiques ; quant aux gens
faibles ou' nerveux, Us pouvaient
devenir même très, nuisibles, assu¬
rait-il, Anna, directement offensée
par ces raisonnements qui lui sem¬
blaient dirigés en particulier contre
elle, interrompit brusquement ia
conversation et rentra dans sa cham¬
bre. Menni partit bientôt.
Le jour suivant, je dus me lever
de bonne heure, sortir sans voir An¬
na et revenir seulement le soir. Le
projet de manifestation avait été re¬
poussé par notre comité et aussi,
comme je l’appris, par le cercle di¬
rigeant de l’autre tendance. J’en fus
satisfait parce que je savais combien
la préparation était insuffisante pour
un conflit armé et j’estimais que
d’une telle rencontre, il ne résulterait
qu’une stérile perte de forces. Il me
semble que cette décision devait at¬
ténuer l’irritation d’Anna... A la mai¬
son, sur ma table, je trouvai ce bil¬
let :
« Je pars ; plus je nous comprends
l’un et l’autre, plus il devient clair
pour moi que nos chemins sont dif¬
férents et que nous nous, sommes
trompés. Mieux vaut ne plus nous
revoir. Adieu. »
J’errai longtemps par lés rues, fa¬
tigué, avec une sensation dë vide
dans la tête et de froid au cœur.
Quand je rentrai chez moi, j’y trou¬
vai un hôte inattendu : Menni était
assis à ma table et écrivait un mot»
II. - INVITATION
_ — Il me faut causer avec vous
d’une affaire très sérieuse et quel¬
que peu étrange, dit Menni,
Tout m’était égal, je m’assis et
m’apprêtai à écouter.
— J’aî lu votre brochure sur les
électrons et la matière, commença-
t-il, j’ai étudié , moi-même cette
question pendant quelques années et
j’estime .qu’il y a beaucoup d’idées
justes dans votre brochure.
Je m’inclinai en silence. Il conti¬
nua.
— Dans ce travail, une remarque
m’intéresse particulièrement : vous
émettez ia supposition que la théo¬
rie électrique de la matière, repré¬
sentant forcément la gravitation
universelle sous l’aspect de quelque
fonction des forces électriques at¬
tractives et répulsives, doit amener
à la découverte -de l’attraction sous
une autre forme, c’est-à-dire à l’ob¬
tention d’un certain type de matière
repoussé et non attiré par la terre,
le soleil et les autres corps connus:
vous avez indiqué, à titre de compa¬
raison, le diamagnétisme de la ré¬
pulsion des corps et la répulsion des
courants parallèles de différentes
directions. Tout cela est dit entre
parenthèses, mais je crois que vous
y ai tachez plus d’importance que
vous ne voulez le montrer.
— Vous avez raison, répondis-je,
et je pense que. dans cette voie,
l’humanité résoudra comme un pro¬
blème le libre déplacement aérien,
ainsi que la question des communi¬
cations interplanétaires. Mais, juste
ou non, cette, idée reste absolument
stérile tant qu’il n’y a pas une théo¬
rie exacte de la matière et de la pe¬
santeur. Si un autre type de matière
existe, ori ne peut le trouver tout
simplement : en vertu de la force de
répulsion, il est depuis longtemps
disparu de tout le système solaire, à
supposer même qu’il soit jamais en¬
tré dans sa composition lorsqu’il
s’élaborait sous forme de brouillard.
Cela signifie qu’il faut encore cons¬
truire en théorie ce type de matière
et ensuite le reproduire en pratique.
11 n’y a aucune donnée suffisante
pour cela actuellement, on ne peut,
eu substance, que poser un tel pro¬
blème.
— Il n’en est pas moins vrai que ce
problème est résolu, dit Menni.
•Je le regardai, stupéfait. Son vi¬
sage était comme toujours immobile,
.mais son accent interdisait de le
prendre pour un charlatan.
« Peut-être est-il fou ? » Cette idée
me traversa l’esprit.
— Je n’ai aucun intérêt à vous
tromper et sais fort bien ce que je
dis. reprit-ii, comme pour répondre
à ma pensée. Ecoutez-moi patiem¬
ment et ensuile, s’il le faut, je vous
montrerai les preuves. Et il raconta
ce qui suit :
— La grande découverte dont il
est question n’a pas été accomplie
par un individu isolé. Elle appartient
à toute une société scientifique qui
existe depuis assez longtemps et qui
à longuement travaillé dans cette
direction. Cette société était secrète,
jusqu’à présent, et je ne suis pas au¬
torisé à vous faire connaître de plus
près son origine et son histoire tant
que nous n’avons pas abouti à une
entente sur l’essentiel.
« Notre association a devancé le
monde académique dans de nom¬
breuses questions, scientifiques im
portantes. Les éléments du radium
et leurs délitescences nous étalent
connu? bien avant Curie et Ramsay,
et nos camarades sont parvenus à
pousser beaucoup plus loin l’analyse
de la composition de la matière. Sur
cette voie, on a entrevu la possibi¬
lité de l’existence des éléments re¬
poussés par les corps terrestres, en¬
suite on ,a élaboré la synthèse de
cette « matière-moins » comme nous
l’avons sommairement définie.
« Après oela, il était déjà plus facile
d’élaborer et de réaliser les applica¬
tions tèchniques de oett* découverte,
en premier lieu : les appareil? vo¬
lants pour les déplacements dans
l atmosphère terrestre, puis pour les
communications avec d’autre? pla-
nètés. »
Malgré le ton calmement convain¬
cu de Menai, son récit me parut par
trop étrange et invraisemblable.
— Et vous avez pu exécuter tout,
cela en gardant le secret ? observai-
je, interrompant son récit.
— Oui, parce que nous le considé¬
rons de la plus haute importance.
Nous pensons qu’il eût été très dan¬
gereux de divulguer nos découvertes
scientifiques tant que subsistent,
dans la majorité de? nations, des
gouvernements réactionnaires. Et
vous, révolutionnaire, russe, devez
être plus que quiconque d’accord
avec nous. Voyez comme votre em¬
pire asiatique utilise les moyens de.
communications européens et tous
les moyens d’extermination pour
étouffer et extirper ce qu’il a chez
vous de vivant et de progressif. Con¬
naissez-vous beaucoup de gouverne¬
ments meilleur? .que celui de cette
nation mi-féodale, mi-cohstitution-
[ nelle, dont le trône est occupé par
un imbécile belliqueux et bavard
que guident des aventuriers avérés?
Et que valent même les républiques
bourgeoises d’Europe ? Or, il est
clair que si nos machines volantes
co‘inues, le? gouvernements
s ef forcera lertt avant tout d’en saisir
le monopole et ae les utiliser pour
renforcer le pouvoir et la puissance
des classes dominantes. Cela, nous ne
le voulons pas et c’est pourquoi nous
gardons le monopole, en attendant
des conditions plus favorables.
(A suivre.X
N° 3. Feuilleton du Populaire. 7-8-36.
5 Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du ru?se
par Colette Peignot
I II 1
Manuscrit de Léoni
PREMIERE PARTIE
H. - INVITATION
— Vous est-il réellement arrivé
d’atteindre d’autres planètes ? de¬
mandai-je.
— Oui, les deux plus proches pla¬
nètes telluriques, Vénus et Mars,
sans compter la Lune morte. Nous
travaillons actuellement à leur ex¬
ploration détaillée. Nous avons tous
les moyens indispensables, mais il
nous faut des gens forts et sûrs.
Muni nos pleins pouvoirs de mes ca¬
marades, je vous propose d’entrer
dans nos rangs, bien entendu avec
tous les droits et obligations que cela
impliquerait.
Il s’arrêta, attendant la réponse..
Je ne savais que penser.
— Les preuves 1 dis-je, vous avez
promis de me montrer les preuves.
Menni tira de sa. poche un flacon
de verre contenant une sorte de li¬
quide métallique que je pris pour du
mercure. Mais, chose étrange, ce li¬
quide qui n’emplissait pas plus du
tiers du flacon, se trouvait non au
fond, mais dans la partie supérieure,
autour du goulot et dans le goulot,
jusqu’au bouchon même. Menni re¬
tourna le flacon et le liquide coula
au fond c’est-à-dire tout droit en
haut. Menni lâcha des mains la fiole
et elle se tint en suspension dans
l’air. C’était incroyable, mais indubi¬
table et visible.
— Ce flacon est de verre ordinaire,
expliqua Menni, il contient un liqui¬
de repoussé par les corps du système
solaire. On y a versé juste ce qu’il
faut pour équilibrer le poids du fla¬
con, de sorte que l’un et l’autre en¬
semble ne pèsent rien. C’est par ce
moyen que nous obtenons les appa¬
reils volants : ils sont faits de maté¬
riaux ordinaires, mais comportent
un réservoir plein d’une quantité
suffisante de « matière du type né¬
gatif ». Reste à communiquer à ce
système impondérable la vitesse re¬
quise du mouvemenE Pour les ma¬
chines volantes terrestres, on adapte
de simples moteurs élctriques à ai¬
lettes; pour les déplacements inter¬
planétaires, ce procédé ne vaut rien
et nous utilisons une méthode tout
à fait différente que je vous ferai
connaître de plu? près dans la suite.
11 n’y avait plus aucun doute.
— A part le secret obligatoire,
qtielles obligations impose votre so¬
ciété à ses adhérents ?
— Mais, pour ainsi dire, aucune,
ou presque. Ni la vie personnelle, m
l’activité publique des camarades ne
sont génée? en rien, pourvu qu'elles
ne nuisent pas à l’œuvre de la so¬
ciété dans son ensemble. Mais cha¬
cun doit accomplir, dès son adhésion,
quelque mission importante et res¬
ponsable. D’une part, c’est un moyen
de resserrer ses liens avec la société,
d’autre oart, de juger des aptitudes
et de l’énergie manifestée dans le tra¬
vail.
— Alors,’ à moi aussi, une telle
mission me sera proposée dès. main¬
tenant ?
— Oui.
— Et. laquelle ?
— Vous devez prendre part à l’ex¬
pédition du grand aéfonef qui se
dirigera demain vers la planète
Mars.
— L’expéditio’n sera-t-elle de lon¬
gue durée ?
— On l’ignore. L’aller et le retour
à eux seuls ne demandent pas moins
de cinq mois. On peut aussi ne ja¬
mais revenir.
— Je le comprends et il ne s’agit
pas de cela. Mais qu’ad viendra-t-il
de mon travail révolutionnaire 7
Vous êtes vous-même socialiste et
vous comprendrez mon embarras.
— Choisissez. Nous estimons
qu’un arrêt dans le travail est indis¬
pensable à l’achèvement de votre
préparation. La mission ne peut être
ajournée. Sfy refuser, c’est se refu¬
ser à tout.
Je réfléchis. Avec l'entrée en ac¬
tion de grandes masses populaires,
la mise à l’écart d’UD militant quel¬
conque est un fait insignifiant pour
le parti dans son ensemble. De plus,
cet éloignement serait temporaire et,
rendu à l’action, je serais beaucoup
plus utile au paru avec mes nouvel¬
les relations, mon savoir accru et
mes moyens. Je me décidai.
— Quand dois-je partir ?
— Immédiatement, avec moi.
, — Vous nie donnerez deux heures
pour prévenir les camarades ? Je
dois trouver un remplaçant pour de¬
main à la section.
— C’est presque fait. André est ar¬
rivé aujourd’hui, fuyant le Midi. Je
1 ai prévenu de votre départ possible
et il est prêt à prendre votre place.
En vous attendant, je fui écrivais, à
tout hasard, une lettre contenant des
instructions détaillées. Nous pouvons
la lui déposer en chemin.
Il n’v avait plus à épiloguer. le
détruisis rapidement les papiers su¬
perflus, écrivis un mot à ma pro-
piiétuire et m’habillai. Menni était
déjà prêt.
— Ainsi, nous partons. A dater de
cette minute, je suis votre prison¬
nier.
— Vou? êtes mon camarade 1 ré¬
pondit Menni.
III. - NUIT
L'appartement de Menni occupait
le cinquième étage d’un grand im¬
meuble isolé au milieu des maisons
basses d’UD des faubourgs de la capi¬
tale. Personne ne vint à notre ren¬
contre. Nous traversions des cham¬
bres vides et, à la brillante lumièrr
des lampes électriques, ce vide sem¬
blait particulièrement triste. Dans
la troisième pièce, Menni s’arrêta.
— Ici — il ûiontra la porte de la
quatrième chambre — se trouve la
nacelle volante dans laquelle nous
allons rejoindre le grand aéronef.
Mais auparavant, je dois subir une
petite transformation. Sous ce mas¬
que, il me serait difficile de con¬
duire la nacelle.
Il défit son col et enleva, en mê¬
me temps que ses lunettes, le mas¬
que étonnant que j’avais pris pour
son visage. Je fus consterné de ce
que je découvris alors. Sos yeux
étaient monstrueusement énormes,
comme jamais on ne vit d’yeux hu¬
mains. Leurs pupilles étaient dila¬
tées, même par rapport à la grau-
dc-ur extraordinaire des yeux, ce
qui rendait leur expression ‘ presque
effrayante. La partie supérieure du
visage et de la tête était large à
proportion ; au contraire, le bas de
la figure, sans aucune trace de bar¬
be ni de moustache, était relative¬
ment petite. Tout l'ensemble produi¬
sait une impression d’extrême ori¬
ginalité, plutôt monstre que carica¬
ture. ,
— Vous voyez de quel aspect m’a
revêtu la nature, dit Menni : vous
comprenez que je doive le cacher, ne
serait-ce que pour ne pas effrayer
les gens, sans parler même des exi¬
gences de la conspiration. Mais il
faudra vous habituer à ma laideur;
par nécessité, vous passerez beau¬
coup de temps avec moi.
Il ouvrit la porte de la pièce sui¬
vante et donna de la lumière. C’était
une vaste salle. Au milieu se trou¬
vait une sorte de barque, petite et
assez large, faite de métal et de ver¬
re. A l’avant, les bords et le fond
étaient en verre avec des traverses
d’acier ; celle paroi transparente de
deux centimètres d'épaisseur parais¬
sait très solide. Sur les bords, deux
plaques de cristal, reliées en angle
aigu, devaient fendre l’air et préser¬
ver du vent les passagers par gran¬
de vitesse. La machine occupait la
partie centrale du canot. Une hélice
à trois palets d’un demi-mètre de
largeur se trouvait à . la poupe. La
moitié avant du canot, ainsi que la
machine, étaient recouvertes d’une
mince plaque fixée, 'lel un rideau, à
l’armature métallique des bords en
verre et à une fine colonne d'acier.
Tout l’ensemble était délicat et joli
comme un jouet.
Menni m’invita à m'asseoir sur la
banquette latérale de la gondole, il
éteignit la lumière électrique et ou¬
vrit l’énorme fenêtre de la salle.
Lui-même s’assit à l’avant, près la
machine, et jeta quelques sacs dé
lest qui se trouvaient au fond de la
barque. Ensuite, il posa la main sur
un levier. L’esquif se balança, s’éle¬
va avec douceur et. glissa lentement
par la fenêtre ouverte.
(A suivre.),
N° 4. Fèuilleton du Populaire. 8-8-36
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Traduit du russe
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par Colette Peignot
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Manuscrit de Léonide
S
PREMIERE PARTIE
III. - NUIT
J’étais assis, comme cloué, n’osant
remuer. Le bruit du vent devenait
plus fort, l'air froid de l’hiver s'en¬
gouffrait sous le pare-brise, rafraî¬
chissait agréablement mon visage
brûlant, mais sans pouvoir pénétrer
spuî mgn manteau chaud, Au-dessus
de nous scintillaient, miroitantes,
des milliers d’étoiles et au-dessous...
Je voyais à travers le fond transpa¬
rent de la nacelle les taches noires
des maisons rapetisser et les points
brillants des réverbères électriques
s’éloigner dans le lointain, tandis que
les plaines s’éclairaient, très au-des¬
sous de nous, de cette lumière mate
et bleue de neige. Le vertige, d’abord
léger, presque agréable, augmentait,
et je fermais les yeux pour l’éviter.
L’air se raréfia, le bruit et le sif¬
flement du vent s’accrurent. Bien¬
tôt, parmi ces bruits, mon oreille
distingua un son léger, argentin, in¬
interrompu et très égal. C’était, la
paroi de verre qui vibrait en fen¬
dant l’air. L’étrange musique sub¬
mergeait la conscience, les pensées
se confondaient et disparaissaient ;
seule demeurait la sensation de ce
mouvement élémentaire, léger et li¬
bre, m’emportant quelque part et
toujours plus avant dans l’espace in¬
fini.
— Quatre kilomètres à la minute,
dit Mèhni. J’ouvris les yêux.
— C’est encore loin ? demandai-
je.
— Environ une heure* dé trajet
au-dessus d’un lac gelé.
Nous nous trouvions à une hau¬
teur de quelques centaines dè mé¬
trés st le çânot volait horizontale¬
ment, sans s’abaisser ni s’élever. Mes
yeux étaient accoutumés à l’obscu¬
rité et je voyais tout plus distincte¬
ment. Nous arrivions dans une ré¬
gion de lacs et de rocs granitiques.
Ces rocs noircissaient .par endroits
sans neige et de petits villages étaient
agglutinés tout autour.
A gauche, nous laissions, dans le
lointain, le champ neigeux d’un gol¬
fe gelé ; à droite, les plaines blan¬
ches d’un lac immense... C’est. sur cet
inerte paysage d’hiver qu’il me fut
donné de rompre mes liens avec la
vieille terre. Et soudain, je sentis
sans plus aucun doute- et avec une
véritable certitude que c’était une
rupture à jamais...
(La nacelle s’abaissa, lentement au
milieu des rochers, dans la petite
anse d’un lac de montagne, devant
de sombres constructions émergeant
de la neige. On ne voyait ni fenê¬
tres ni portes. Une partie de la pa¬
roi métallique du bâtiment glissa
lentement de côté, découvrant un
orifice noir par lequel pénétra no¬
tre nacelle. Puis, l’ouverture se fer¬
ma de nouvéau et l’espace dans le¬
quel nous nous trouvions s’éclaira
d’unè lumière électrique. C’était une
grande pièce longue sans meubles j
par terre se trouvaient en quantité
dés sacs de lest.
Ménpi fixa la nacelle à un poteau
spécialement destiné à cet usage et
ouvrit l’une des portes latérales. Elle
menait à un long corridor à demi
éclairé. Des cabines étaient dispo¬
sées sur les côtés, Menrii m’amena
dans l'une délies et dit :
— Voici votre cabine. Installéz-
vous ; quant à moi, je vais à la sec¬
tion des machines, nous nous re¬
verrons demain.
J’étais heureux de rester seul. A
travers toute l’excitation produite
par les étranges événements de la
soirée, la fatigue se faisait sentir ;
je ne touchai pas au souper préparé
pour moi sur la table et, éteignant
Fa lampe, je me couchai. Lés pen¬
sées s’embrouillaient absurdement
dans ma tête, passant d'un sujet â
l’autre de la manière la plus inatten¬
due. Je m’astreignis opiniâtrement
à m’endormir, mais ce fut long. En¬
fin je perdis conscience : des ima¬
ges fugitives et tumultueuses se
pressaient nombreuses devant mes
yeux. L'entourage s'effaça et de péni¬
bles rêves envahirent mon cerveau.
Une série de songes, s'achéva sur
un terrible cauchemar. Je me . trou¬
vais au bord d’un immense gouffre
noir au fond duquel scintillaient les
étoiles, et, Menni,. d’unè force invin¬
cible, m’attirait en bas, disant qu’il
ne faut pas craindre la loi de pe¬
santeur et que, dans quelque cent
mille ans de chute, nous atteindrions
les plus proches étoiles. Je gémis au
cours d’un cruel combat final et
m’éveillai.
Une douce lumière bleu clair
emplissait ma chambre. A mon côté,
assis sur le lit et penché vers moi,
se trouvait... Menni ? Oui, lui, mais
étrange, fantomatique et tout autre :
il me semblait beaucoup plus petit
et ses yeux ne ressortaient plus aussi
sévèrement de son visage, Il avait
une expression tendre, bonne, et
non pas. froide et inexorable com¬
me tout à l’heure encore au bord de
l’abîme.
— Que vous êtes bon, articulai-je,
.troublé, prenant conscience de ce
changement.
Il sourit, et posa la main sur mon
front. C’était une main petite et
douce. Je fermai à nouveau les yeux
et avec l’extravagante pènsée que je
devais baiser cette main, je m’ou¬
bliai dans un sommeil calme et bien¬
heureux.
IV. — EXPLICATION
QuanH je m'éveillai et éclairai la
chambre, la montre marquait dix
heurèè. Ayant terminé ma toiletté,
je pressai uû bouton ; une minuté
après, Menni entra.
— Nous' partons bientôt ? demân-
dai-jé. " ■ ' - : '
— , Dans une heure, répondit.
Menni.
— Etes-vous passé me voir cette
nuit, ou bien ai-je rêvé ?
— Non, ce n’était pas un rêve ;
mais ce n’est pas moi qui suis venu,
c'est notre jeune docteur Netti. Vous
aviez un sommeil agité et il a dû
vous endormir au moyen de la lu¬
mière bleue et de la suggestion.
— 11 est votre frère ?
— Non, dit Menni en souriant.
— Vous ne m’avez pas encore dit
quelle est votre nutionalité... Vos
camarades sont-ils du même type
que vous ?
— Oui, répondit Menni.
— Alors, vous m’avez trompé,
déclarai-je d’un ton brusque : il ne
s'agit pas d’une société scientifique,
mais de quelque chose d’autre ?
— Oui, dit calmement Menni. Nous
sommés tous habitants d’une autre
planète, représentants d’une autre
humanité. Nous sommes Martiens.
— Pourquoi dons m’avez-vous
trompé ?
— M’auriez-vous écouté si je vous
avais dit d’un coup toute la vérité ?
J’avais trop peu de temps pour vous
convaincre. Il a bien fallu déguiser
la vérité au nom de la vraisemblan¬
ce. Sahs cette phase transitoire, vo¬
tre conscience eût été -bouleversée
-au delà de toute mesure. Jè voué ai
dit la vérité sur l’essentiel : ' en ce
qui concerne;, le, présent voyage. .
— Donc, jé suis votre prisonnier?
- — Non, vous êtes maintenant en¬
core tout à fait libre. Vous avez une
heure pour résoudre la question.. Si-,
d'ici là vous vous ravisez, nous vous
ramènerons en arrière et ajourne-*
rons le voyage parce que nous:-
n’avons aucune raison- de rentrer'
seuls maintenant.
— Pourquoi donc avez-vous be¬
soin de moi ?
— Pour servir de lien vivant en¬
tre l’humanité terrestre et la nôtre, :
pour vous montrer l’organisation de
notre vie. et faire connaître de plus
près votre organisation terrestre aux
Martiens,, pour être, tant què vôu^
le désirerez, le représentant de votre*;
planète dans notre monde-
— Est-ce là toute la vérité ?• -.
— Qui,- toute, si vous vous recon¬
naissez de force à tenir ce rôle. ' "
— En ce cas, il faut essayer. ' Je .
reste avec vous. ,
— C’est, là votre résolution défi¬
nitive ? demanda Menai. <’
— Oui, si votre dernière explica¬
tion né présente plus aucune sorte’ ’
de... phase transitoire.
CA suivre.)
ABONNEZ-VOUS AU «POPULAIRE»'»
i
4
5. Feuilleton du Populaire. 9-8-36.
a Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
■!
Manuscrit de Léonide
~ PREMIERE PARTIE
IV. — EXPLICATION
— Ainsi, partons, dit Menai sans
prêter attention à mon sarcasme. Je
vais maintenant donner les dernières
instructions au mécanicien, ensuite
je reviendrai vers vous et nous irons
ensemble surveiller les ultimes pré¬
paratifs de l'aéronef.
Il sortit, me laissant à mes ré¬
flexions. Au fond, noire explication
n’était pas pjeineriient terminée. Il
restait encore’une question assez sé¬
rieuse que je ne me décidai pas à
poser à Menni. Pllait-il conscient
d’avoir contribué à ma rupture avec
Anna Nicolaïevna ? Oui, me sem¬
blait-il. Il avait vu en elle un obs¬
tacle à son but. Peut-être avec rai¬
son. En tout cas, il ne fit que hâter
cette rupture et non la susciter.
Naturellement, ceja même était une
immixtion bien osée dans mes affai¬
res personnelles- Mais maintenant,
déjà lié à Menni, je devais ën tout
état de cause, refréner mon animo¬
sité envers lui. Aussi eût-il été
vain de remuer le passé, mieux va¬
lait n’y plus songer.
En général, la nouvelle tournure
des choses ne me frappait pas : le
sommeil avait raffermi mes forces,
et après lotit ce que j’avais vécu la
veille, il m’était assez difficile dé
m’étonner de quoi que ce fût. Je
sentais le besoin d’élaborer un plan
dactions futures.
Le problème consistait à s’adapter
le plus tôt et le mieux possible aux
nouvelles circonstances. Le mieux
serait d’aller pas à pas, du proche nu
lointain. iLe proche, c’était 1 aéronef,
ses habitants et le voyage commencé.
Mars était encore loin : au mini¬
mum à deux mois de distance,
d'après Menni.
L’aspect ' extérieur de l’aéronef
rn'était apparu dès la veille : une'
sorte de boule avec un segment à
la base, à la manière de l’œuf de
Christophe Colomb. Cette forme
avait, été calculée naturellement
pour obtenir le plus grand volume
avec la moindre surface, c'est-à-dire
la plus stricte dépense de matériaux
et la moindre surface de réfrigéra¬
tion. Quant aux matériaux, l’alumi¬
nium et le verre semblaient domi¬
ner. Menni devait me montrer l’ar¬
rangement intérieur et aussi me'
faire connaître tous les autres
« monstres », comme j’appelais men¬
talement mes nouveaux camarades.
Revenu près de moi, Menni m’em¬
mena vers les Martiens. Ils étaient
réunis dans une salle latérale. Une
immense fenêtre de cristal occupait
la moitié du mur. La lurqière du so¬
leil me fut très agréable après
l’éclairage artificiel de? lampes élec-
liiques. Ils étaient vingt Martiens
et, tous me parurent avoir le même
visage. L’absence de barbes, de
moustaches et même de rides sur
leurs figures. aplanissait presque les
différences d’àge-Des yeux je suivais
Menni pour ne pas le perdre dans
cette société étrangère. Cependant,
je remarquai bientôt parmi eux mon
visiteur nocturne, Netti, se distin-
gant par sa jeunesse et sa vivacité,
et aussi un géant aux larges épaules,
Sterni, qui me frappait par une ex¬
pression singulièrement froide et
presque mauvaise. A part Menni,
seul Netti me parlait en russe, Sterni
et trois ou quatre autres parlaient
français, d’autres anglais ou alle¬
mand ; entre eux ils s’exprimaient
dans un langage tout nouveau pour
moi, évidemment leur langue ma¬
ternelle. Cette langue était belle et
sonore ; je constatai avec plaisir
qu’elle ne présentait aucune diffi¬
culté particulière de prononciation.
V. — DEPART
Encore que les (> monstres » fus¬
sent très intéressants, mon attention
se portait, malgré moi, vers le mo¬
ment solennel du proche départ. Je
regardai fixement la surface nei¬
geuse qui se trouvait devant nous
et le mur vertical de granit dressé
derrière elle. J’étais dans l’attente
et, tout à coup, je sentis une brusque
secousse... Tout se mit à briller en
s’éloignant de nous. Je n’avais rien
attendu de semblable.
Un mouvement silencieux, lent, à
peine sensible, nous éloigna peti a
peu de la neige. Durant quelques ins¬
tants, la montée fut presque imper¬
ceptible.
— Accélération de deux centimè¬
tres, dit Menni.
Je compris ce que cela signifiait.
A la première seconde nous devions
fianchir un centimètre; à la deuxiè¬
me, trois; à la troisième, cinq; à la
quatrième, sept centimètres ; et la
vitesse devait croître sans disconti¬
nuer selon la progression arithmé¬
tique. En une minute,- nous devions
atteindre l’allure d’un homme au
pas ; en quinze minutes, celle d’un
train express, etc.
Nous nous mouvions d’aiprè? la loi
de la chute des corps, mais montions
en l'air cinq cents fois plus lente¬
ment que des corps lourds ordinal- j
res ne tombent à la surface de la
terre.
. La plaque de verre de la fenêtre
parlait du plancher même en for¬
mant un angle obtu? conforme à la
surface sphérique de l’aéronef dont
elle constituait une des parties. Grâce
à cela nous pouvions, en nous pen¬
chant en avant, voir ce qui se trou¬
vait immédiatement au-dessous de
nous.
La terre s’éloignait toujours plus
vite et l’horizon s’élargissait. Les
taches sombres des rochers et des
villages diminuaient, le contour des
lacs se dessinait comme sur un plan.
Le ciel devenait de plus en. plus som¬
bre et tandis qu'une ceinture bleue
de mer éternelle occupait tout le côté
ouest de l'horizon, mes yeux distin-
guaint déjà les plus brillantes étoiles
à la lumière solaire de midi.
Le mouvement giratoire très lent
de l’aéronef autour de son axe verti¬
cal nous permettait de voir tout l’es¬
pace alentour.
11 nous semblait que l’horizon s’éle¬
vait a\ee nous, l’aire terrestre au-
dessous de nous représentant une
énorme soucoupe concave avec des
ornements en relief. Les contours de¬
vinrent plus fins, le relief plus plat,
tout le paysage prit, dans la plus
large mesure, l’aspect d'une carte de
géographie dont le tracé eût été vi¬
goureux au milieu, mal défini et con¬
fus sur les bords couverts d'un
brouillard mi-transparent et bleu¬
âtre. Le ciel devint tout à fait noir et
d’innombrables étoiles, même les plus
infimes, brillaient d’une lumière
calme et immobile sans craindre le
soleil éclatant dont les rayons deve¬
naient brûlants à faire mal.
— Dites-moi, Menni, cette accélé¬
ration de deux centimètres avec la¬
quelle nous nous élevons mainte¬
nant se poursuivra-t-elle tout le
long du voyage.
— Oui, répondit-il, seulement, au
milieu du trajet la direction sera
changée en sens inverse, alors la vi¬
tesse n’augmenitera plus mais dimi¬
nuera à chaque seconde dans la mê¬
me mesure. De cette manière, bien
que la plus grande vitesse de l’aéro¬
nef soit d’environ cinquante kilomè¬
tres à la seconde et la vitesse
moyenne d’environ vingt-cinq kilo¬
mètres, au moment de l’arrivée elle,
sera aussi réduite qu’au début même
du voyage et, sans aucun choc, sans
aucune commotion, nous descendrons
sur la surface de Mars. Sans ces con¬
sidérables changements de vitesse,
nous ne pourrions atteindre ni la
Terre, ni Vénus, parce que s’il fal¬
lait franchir même leur moindre
distance (soixante et cent millions
de kilomètres) à la vitesse de vos
trains, par exemple, on n’y parvien¬
drait qu’eu un siècle et non en un
mois comme nous le ferons avec
vous. Quant ati moyen du « coup de
canon » dont il est question dans vos
ronmns fantastiques, c’est naturelle¬
ment pure plaisantorio parce que,
d’après les lois de la mécanique, en
pratique, cela revient au même de se
trouver à l’intérieur du boulet lors
du tir ou de le recevoir.
— Mais par quels procédés obte¬
nez-vous une progression et une dé¬
gression aussi égales ?
(A suivre.)
ABONNEZ-VOUS AU «POPULAIRES
N° 0. Feuilleton du Populaire. 10-S-26.
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Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
PÜËMÏËHË PARTIE
V. — DEPART
— La force de propulsion de
aéronef est l'un des éléments ra¬
diants que nous extrayons en grande
quantité. Nous avons trouvé le
moyen de précipiter la décomposi¬
tion de cet élément au cent mil¬
lième : cela s’opère dans nos mo¬
teurs à l'aide de procédés électro-
chimiques assez simples, l’ar ce
moyen, on libère une énorme quan-'
tité d’énergie. Les parcelles désagré¬
gées des atonies se dispersent, com¬
me vous le savez, à une vitesse qui
dépasse dix mille lois celle des pro¬
jectiles d’artillerie. Quand ces par¬
celles peuvent s’échapper dans une
seule direction déterminée, c’est-à-
dire par un canal à parois étanches
pour elles, tout l’aéronef se meut en
sons inverse, comme au recul d’un
fusil ou d’un canon. D’après la loi
connue des forces vivantes, vous
pouvez facilement calculer qu’une
partie infinitésimale d’un milligram¬
me de telles parcelles, à la seconde,
soit pleinement suffisante pour don¬
ner à notre aéronef son allure uni¬
formément accélérée.
Pendant la conversation, les Mar¬
tiens disparurent de la salle. Menni
me proposa d’aller prendre le petit
déjeuner dans sa cabine. Je le suivis.
Sa cabine atteiiait à la paroi de
l’aéronef, elle avait une grande vitre
de cristal. Nous continuâmes l’entre¬
tien. Je m’attendais à éprouver des
sensations nouvelles et inexpérimen¬
tées, telle que la perte de pesanteur
rie mon corps, et je questionnai Mon-
ni à ce sujet.
— Oui, dit-il, bien que le soleil
continue de nous attirer, son action
est nulle ici. L’influence de la terre
deviendra à peine sensible demain,
après-demain. Mais grâce à l’accélé¬
ration régulière de l’aéronef, nous
conserverons 1400-1500 de notre
poids précédent. La première fois,
il n’est pas facile de s’habituer à cela,
bien que la transformation s’opère
très graduellement. Acquérant do la
légèreté, vous perdrez de l'habileté,
vous ferez quantité de faux mouve¬
ments qui vous mèneront à côté du
but. Le plaisir de voler vous appa¬
raîtra tout à fait douteux. En ce qui
concerne les battements de cœur, les
vertiges inévitables et môme les
nausées, vous en serez soulagé avec
l’aide de Netti'. I! sera également dif¬
ficile de manier l’eau et les autres li¬
quides qui, aux moindres secousses,
s'échappent des récipients et se ré¬
pandent partout en énormes goutte?
sphériques. Mais nous avons soigneu¬
sement tout aménagé pour écarter
ces inconvénients: le mobilier et la
vaisselle sont fixés à leurs places,
les liquides se conservent bouchés,
partout sont disposées des poignées
et des courroies pour arrêter les en¬
vols involontaires lors de mouve¬
ments brusques. Vous aurez le temps
de vous accoutumer à tout cela.
Depuis le départ, . deux heures
s'étaient écoulées et la diminution
de pesanteur était déjà assez sensi¬
ble bien que très agréable: le corps
devenait plus léger, les gestes plus
libres, et rien do plus. Nous avions
réussi à dépasser complètement l'at¬
mosphère et cela ne nou?, inquiétait
pas puisque dans notre navire her¬
métiquement clos se trouvait une
provision suffisante d’oxvgènç. Lu
surfaco visible de la terre ressem¬
blait décidément à une carte de géo¬
graphie, mais à échelle embrouillée:
plus réduite au centre, plu? large à
l’horizon; ça et là, de blanches ta¬
ches de nuages la cachaient. Au sud,
derrière la Méditerranée, le nord
de. l’Afrique et de l’Arabie était clai¬
rement visible h travers uné nuée
bleue; au nord, au delà de la fé’can-
dina\io, le regard se perdait dans
un désert de neige et de glace; seuls
le? rochers du Spilzberg se déta¬
chaient encore en tache sombre. A
l’Orient, par delà la ceinture vert
sombre de l’Oural, commençait à
nouveau l’empire absolu de la cou¬
leur blanche avec certains reflux
verdoyants, faible souvenir des im¬
menses forêt? de pins do Sibérie. A
l’occident, derrière les clairs con¬
tours de l’Europe Centrale, le dessin
des côtes d’Angleterre et de Fra*nce
se perdait dans la brume. Je ne pus
regarder longtemps ce tableau gigan¬
tesque, car l’idée de la profondeur
terrible, de l’abîme au-dessus, duquel
nous étions faisait naître en moi une
sensation proche de l’évanouisse¬
ment. Je ranimai la conversation
avec Menni.
... Vous êtes le capitaine de ce na¬
vire, n’est-ce pas ?
Menni répondit d’un signe de tête
et ajouta :
... Cela ne veut pas dire que j'aie
Ce que vous appelez chez vous le
pouvoir d’un chef. Je suis simple¬
ment plus expérimenté pour diriger
l’aéronei et l’on adopte mes directi¬
ves comme j’adopte les calculs as¬
tronomiques faits par Sterni ou com¬
me nous adoptons tous le? conseils
médicaux de Netti pour maintenir
notre santé et notre capacité de tra¬
vail.
— Et quel âge a ce jeune docteur
Netti ? Il me paraît bien jeune.
— Je ne me souviens pas. 16 ou
17 ans, répondit Menni en souriant.
C’est à peu près ce qu’il m’avait
semblé. Mais je ne pus cacher mon
étonnement d’une science si précoce.
— A cet âge, être déjà médecin I
m'exclamai-je involontairement.
— Et ajoutez; médecin de scien¬
ce et d’expérience, surenchérit Men¬
ni.
A ce moment, je ne calculais pas,
et Menni à dessein ne me rappelait
pas, que les années des Martjens sont
presque deux fois plu? longues que
les nôtres : Mars tourne autour du
soleil en 686 jours, et les seize ans
de Netti équivalaient à trente années
terrestres.
VI. — L’ETHERONEF
Après le petit déjeuner, Menni
m'emmena visiter notre « navire ».
Nous nous dirigeâmes d’abord vers
la section des machines. Elle occu¬
pait l’étage inférieur, attenant direc¬
tement au fond plane de l’aéronef,
et se divisait en cinq chambres :
l’une centrale et quatre latérales. Un
propulseur se trouvait au milieu de
la pièce centrale et, tout autour, aux
quatre coins, quatre vitres rondes
étaient disposées dans le sol, l’une
en pur cristal, trois en verre de dif¬
férentes couleurs. Ce? vitres éton¬
namment transparentes avaient trois
centimètres d’épaisseur. A ce mo¬
ment, nous ne pouvions voir, au tra¬
vers, qu’une portion de l’écorce ter¬
restre.
La partie fondamentale de la ma¬
chine se composait d’un cylindre mé¬
tallique vertical de 1 rois mètres de
haut ?ui\un demi-mètre de diamètre,
fait, comme me l’expliqüa Menni,
cl’osmtum, précieux métal fusible et
parent du platine. Dans ce cylindre,
?e produisait une désagrégation de
la matière radiante ; ies parois,
épaisses de vingt centimètres et
chauffées au rouge, témoignaient
clairement de l'énergie ‘du processus.
Et cependant, la chaleur restait sup¬
portable dans la pièce : tout le cylin¬
dre était entouré d’un fourreau deux
fois plus Jauge fait d’une certaine
matière transparente protégeant a
merveille ; dans le haut, ce fourreau
était relié à des tuyaux par lesquels
l’air chaud se .répandait de tous cô¬
tés pour le chauffage uniforme de
lëthéronef.
Les autres parties de la machine,
reliées par différents moyens au cy¬
lindre — _ bobines électriques, accu¬
mulateurs, manomètres, etc. —
étaient disposées autour, dans un
ordre esthétique, et le mécanicien de
service les voyait foutes à la fois sans
bouger de son fauteuil grâce à un
système de miroirs.
(A suivre.)
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J
N* ?. FftuMletoo du Populaire. 11^-36.
■*■" — -HP
b Alexandre Bogdanov
L'ETOILE
ROUGE
S Traduit du russe g
■ par Colett^eignot «
Manuscrit de Léonide
*7 PREMIERE PARTIE
VI. — L’ETHEHONEF
Quant aux pièces latérales, l’une
était la chambre « astronomique ».
4 droite et à gauche les chambres « à
eau » et « à oxygène », du côté op¬
posé la chambre « des calculs». Dans
la première, un sol et un mur exté¬
rieur faits tout entiers de cristal,
d’un verre géométriquement taillé et
d’une propreté idéale. Leur transpa¬
rence était telle que lorsque, sui¬
vant Menm sur la passerelle aérien¬
ne, je me décidai à regarder directe¬
ment en bas, je ne vis rien entre moi
et l’abime ; je dus fermer les yeux
pour éviter un vertige intolérable.
Je m’efforçai de regarder de côté,
vers les instruments disposés dans
les intervalles du réseau de passe¬
relles et sur des supports compliqués
qui descendaient au plafond et des
murs intérieurs de la chambre. Le
télescope principal, d’environ deux
mètres de long, avait un objectif
d'une grandeur disproportionnée, de
même, visiblement, que sa force
d’optique.
— Nous n’utilisons que des len¬
tilles de diamant, dit Menni, elles
donnent un plus grand champ visuel.
— Quel est le grossissement habi¬
tuel de ce télescope ? demandai-je.
— Un grossissement net d’environ
six cents fois, mais quand il est in¬
suffisant. nous photographions le
champ visuel et examinons le cliché
au microscope. Par ce moyen, l’a¬
grandissement est porté en fait jus¬
qu’à soixante mille et plus; le re¬
tard causé par la photographie n’est
môme pas d’une minute.
Menni me proposa de jeter un coup
d œil à l'instant même sur la Terra
que nous avions quittée. Il orienta
lui-même la lunette.
— ■ La distance est maintenant d’en¬
viron deux mille kilomètres, dit-il.
Reconnaissez-vousce qu’il y a de¬
vant vous ?
Je reconnus d’emblée ,1e port de la
capitale Scandinave que j'avais fré¬
quemment traversé pour les affaires
du Parti. Je regardai avec intérêt les
bateaux dans la rade. Menni, d’un
tour de manivelle, mit à la place de
l’oculaire une chambre photographi¬
que et, au bout de quelques secondes,
il l’ôta du télescope, puis la trans¬
porta dans un grand appareil placé
à côté et qui était un microscope.
— Nous faisons apparaître l’image
et la renforçons ici-même dans le
microscope sans toucher des mains
la plaque, m’expliqua-t-il, et après
quelques opérations insignifiantes, en
une demi-minute environ, il me pré¬
senta la lentille du microscope.
Je vis avec une netteté saisissante
et comme s’il se trouvait à quelques
dizaines de pas, un vapeur de la So¬
ciété Septentrionale que je connais¬
sais : la lumière donnait du relief à
l’image qui était d’une teinte absolu¬
ment naturelle. Je voyais sur la pas-'
serelle un capitaine à cheveux gris
avec lequel je m’étais entretenu plus
d’une fois durant mes voyages. Un
matelot laissait tomber sur le pont
une grande caisse et semblait figé
dan? sa pose, ainsi qu'un passager
qui lui montrait du doigt quelque
chose. Et tout cela était à deux mille
kilomètres—
Un jeune Martien, aide de Sterni,
entra dans la chambre. Il devait cal¬
culer la distance exacte parcourue
par I’éthéronef. No-us ne voulûmes
pgs le déranger dans son travail et
allâmes plus loin, dans la chambre
« à eau » où se trouvait un énorme
réservoir plein d’eau et de vastes-
appareils pour la filtrer. Nombre de
tuyaux conduisaient cette eau, du
réservoir à tout l’éthérorvef.
Plus loin venait la chambre « des
calculs ». Il y avait là des machines,
avec de nombreux cadrans à ai¬
guilles. Sterni travaillait à la plus
grande machine, d’où sortait un long
ruban renfermant sans, doute les ré¬
sultats de ses calculs ; mais les signes
inscrits, comme sur tous les cadran?,
m’étaient inconnus. Je ne voulais
pas déranger Sterni en conversant
avec lui. Nous passâmes rapidement
dans le dernier compartiment laté¬
ral.
C’était la chambre « à oxygène »,
On y conservait de? provisions d’oxy¬
gène sous i’espèce de vingt-cinq ton¬
nes de chlorate de potassium dont on
pouvait extraire, dans la mesure des
besoins, jusqu'à dix mille mètres
cubes d’oxygène, quantité suffisante
pou-r plusieurs voyages semblables
au nôtre. Il y avait également des
appareils pour la décomposition du
chlorate de potassium. Plus loin des
provisions de baryte et de potasse
caustique pour l’absorption de l’acide
carbonique de l’air, ainsi que des
provisions d’anhydride sulfureux
pour l’absorption de l’humidité su¬
perflue et de ce poison physiologique
que dégage la respiration, poison in¬
comparablement plu? nocif que l’aci¬
de carbonique. Cette chambre était
sous la direction du docteur Netti.
Ensuite, nous revînmes au secteur
central des machines et de là, par
un petit ascenseur, . nous passâmes
à l’étage supérieur de l’éthéronef. Un
deuxième observatoire occupait ’a
obambre centrale, semblable en tous
points à la chambre basse mais avec
une enveloppe de cristal en haut et
non en bas et des instruments de
plus grandes dimensions. De cet ob¬
servatoire, on voyait une autre moi¬
tié de la sphère céleste «n même
temps que la « planète de destina¬
tion ». Mars brillait de sa lumière
rougeâtre à l’écart du zénith. Men¬
ni dirigea le télescope dans cette di¬
rection et je vis avec précision le
contour des ooBjinents, des mers et
d'un réseau de canaux qui m’était
connu par la carie de Schiaparelli.
Menni photographia la planète et une
carte détaillée apparut sous le rni-
oroscope. Mais je n’y pus rien com¬
prendre sans les explications de Men¬
ni. Les taches des villes, des forêts
et, des tacs se différenciaient entre
elle? par des détails insaisissables et
incompréhensibles pour moi.
— Quelle est la distance ? deman¬
dai-je.
— Relativement proche : environ
cent millions de kilomètres.
— EL pourquoi Mars n’est-elle pas
au zénith de la voûte oéleste ? Est-ce
à dire que nous ne volons pas direc¬
tement vers elle mais de biais i
— Oui, et nous ne pouvons faire
autrement. Venant de Terre, nous
conservons entre autres' par force
d’inertie, sa vitesse de rotation au-?
tour du soleil : 30 kilomètres à la se¬
conde..' La vitesse de Mar? est de 24
kilomètres et si nous volions’ Par la
perpendiculaire entre les deux or¬
bites, nous nous heurterions à la sur¬
face de Mars avec un excédent de vi¬
tesse latérale de six kilomètre? à la
seconde, C’est tout à fait imprati-
caole et nous devons choisir une voie
ourvi ligne sur laquelle l’excédent de
vitesse latérale soit contre-balancé,
> CA tuivrs.)
N° 8. Feuilleton du Populaire. 12-8-36
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Alexandre Bogdanov
ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
■ par Colette Peignot
Üfer"
Manuscrit de Léonide
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PREMIERE PARTIE
TL — L’ETHERONEF
— Quelle est donc, en ce cas, la
longueur totale de notre route ?
— Environ. 160 millions de kilo¬
mètres, ce qui n’exige pas-moins de
dettx mois et demi.
I Si je n'avais été mathématicien,
I ces chiffres n’auraient pas parlé à
mon cœur. Mais alors, ils. provo¬
quaient en moi une sensation proche
du cauchemar et je me hâtai de sor¬
tir de la chambre astronomique.
Les six compartiments latéraux du
segment supérieur entouraient l’ob¬
servatoire comme un anneau ; ils
étaient absolument sans fenêtres et
leur plafond qui constituait une par¬
tie de la surface ronde descendait en
s’incurvant jusqu’au sol même. Au
plafond, se trouvaient de grands ré¬
servoirs. de « matière-moins » dont
la force répulsive devait paralyser
le poids de tout l’éthéronef.
Les étages intermédiaires — le
troisième et le second — étaient
occupés par de3 salles communes, les
laboratoires des divers membres de
l’expédition, leurs cabines, leurs
bains, la bibliothèque, la salle de
gymnastique, etc.
La cabine de Netti se trouvait â
côté de la mienne.
VIL — LES MARTIENS
La perte de pesanteur se faisait
de plus en plus sentir. La- sensation
de légèreté, en augmentant, cessait
d être agr-unle. Un élément d’incerti¬
tude -s'y mêlait . ainsi qu’une sorte
d’anxiété confuse. J’allai dans ma
chambre et m’étendis sur la cou¬
chette.
Deux heures de calme et de ré¬
flexions tendues m’amenèrent au
sommeil. Quand je m’éveillai, Netti
était dans ma chambre, assis à la
table. Je me levai d’un mouvement
involontairement brusque et fus
comme projeté en l’air, me heurtant
la tête au plafond.
— Quand on pèse moins de vingt
livres,, il faut être plus .prudent, re¬
marqua Netti, d’un ton empreint de
bonté et de philosophie.
Il était venu chez moi pour me
donner toutes les instructions indis¬
pensables en cas de «-mal de mer «
et je commençais justement à en
souffrir du fait de la perte de pesan¬
teur. Il y avait dans. ma cabine un
signai d’alarme correspondant à sa
ctjambre et grâce auquel je pourrais
toujours l’appeler quand son aide me
serait indispensable.
Je mis à profit- cette occasion de
m’entretenir avec le jeune doeteur.
.T’étais attiré malgTé moi vers ce
earçon sympathique, fort instruit et
très gai. Je lui demandai comment
il se faisait que, de tous les Martiens
de l’ëthéronef, il fût le seul, à part
Menni, à connaître ma langue ma¬
ternelle.
— C’est très simple, expliqua-t-il.
Lorsque nous -nous mîmes à « cher¬
cher un homme », Menni m’a désigné
pour l'accompagner dans , votre pays
et nous y avons passé plus d’un an
jusqu’à ce que nous ayons mené à
bien cette affaire.
— Alors, d’autres ' ont « cherché
u.n homme » dans divers pays V
— Naturellement, chez les princi¬
paux peuples de- la terre. Mais, comme
l’avait prévu Menni, nous l’avons
trouvé plus tôt qu’ailjeurs dans votre
pays où la vie est plus énei'gique et
claire, où les gens sont contraints de
regarder en avant. Ayant, trouvé un
homme, nous avons averti nos cama¬
rades, ils se sont rassemblés, venant
de tous les pays ; et voilà, nous som¬
mes en route,
— Qu’entendez-vous, à proprement
parler, par « chercher un homme »,
« trouver un homme »? Je. com¬
prends qu il s'agissait d’un sujet apte
à jouer un certain rôle : Menni m’a
expliqué lequel exactement. Je ‘suis
très flatté d’avoir été' choisi, mais je
voudrais savoir à quoi j’en suis re¬
devable.
— Dans les grandes lignes; je puis
vous le diire. Il nous fallait un homme
dont la nature renfermât le plus pos¬
sible de santé et de souplesse, le
plus, possible d’aptitude, au travail
intellectùel, le moins possible d’atta¬
ches purement personnelles sur- la
Terre, le moins possible d’individua¬
lisme. Nos physiologues et nos
psychologues ont supposé que la
transition des conditions de votre so¬
ciété, démembrée par une éternelle
lutte intestine, aux conditions de la
nôtre, organisée, comme vous diriez,
selon les principes socialistes, serait
très pénible à un homme isolé et
exigerait une nature particulière¬
ment favorable. Menni a trouvé que
vôns conveniez mieux que d’autres.
— Et l’avis de Menni était suffisant
pour vous tous ?
— Oui, nous nous fions pleinement
à son appréciation. C’est un homme
plein de forces et de clairvoyance, il
se trompe très, rarement. Il a plus
d’expérience, dans les relations as-ec
•leg Terriens, que quiconque parmi
nous : il a été le premier à établir
ces relations.
— Et qui a découvert le moyen
de communication interplanétaire V
— C’est le fait de beaucoup et non
d’un seul. La « matière-moins » a
été réalisée il y a quelques dizaines
d’années. Mais, au début, on ne l’ob¬
tenait que par quantités infimés et
il a fallu lès efforts de nombreux
« collège? » de fabriques pour trou¬
ver et développer les moyens de !a
produire en grand. Ensuite, il devint
nécessaire de perfectionner la
teohnique d’extraction.et de désagré¬
gation de la matière radiante pour
avoir un moteur adéquat aux éthéro-
nefs. Cela aussi a exigé bien des ef¬
forts. De plus, beaucoup de difficul¬
tés découlaient des conditions mêmes
du milieu interplanétaire, avec son
froid terrible et ses brûlants rayons
de soleil non atténués par l’enve¬
loppe athmosphérique. L’évaluation
de la durée du parcours s’avéra éga¬
lement très compliquée et sujette à
maintes erreurs imprévisibles. En
un mot, les expéditions précédentes
sur Terre se sont terminées par la
perte de tous les participants jus¬
qu'à ce que Menni réussisse à orga¬
niser un premier voyage couronné
cie succès. Et maintenant, en utili¬
sant ses méthodes, nous avons ré¬
cemment atteint Vénus.
— Mais alors, Menni est un grand
homme, dis-je.
— Oui, si vous tenez à appeler ainsi
un homme qui a, en effet, beaucoup
ot bien travaillé.
— Ce n’est pas cela que je voulais
dire : bien des gens très ordinaires
peuvent travailler beaucoup et bien,
mais ce sont des exécutants. Menni
est évidemment tout autre, c’est un
génie créateur qui fait progresser
l'humanité.
— Cela n’est pas clair du tout, et
même "assez faux, me semble-t-il.
Tout ouvrier est créateur, mais en
chacun agissent l’humanité et la na¬
ture. Ne trouve-t-on pas, entre les
mains de Menni, l'expérience des gé¬
nérations précédentes et des explo¬
rateurs, ses contemporains ? Chaque
démarche de son travail relève de
cette expérience. Et n’est-ce point la
nature qui a disposé les éléments et
les germe? de ses inventions ? N’est-
ce pas de ce combat rrfême avec la
nature qu’ont surgi les stimulants
vivants de ses inventions ? L’homme
est une individualité, mais son œuvre
est impersonnelle. Tôt ou tard, il
meurt, avec ses joies et ses peines,
alors que l’œuvre reste dans le dé¬
veloppement illimité de la vie. En
cela il n’existe pas de différence
entre les travailleurs ; seule diffère
la grandeur de ce qu’ils ont sur¬
monté et ce qui reste de leur effort
dans la postérité.
_ Oui, mais par exemple, le nom
d’un homme tel que Menni ne meurt
pas avec lui et reste dans la mémoire
de l’humanité, tandis que d’innom¬
brables autres noms disparaissent
sans laisser de traces.
(A suivre.)
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wmm. 4
N° 9. Feuilleton du Populaire. 13-S-36
5 Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
PREMIERE PARTIE
Vil. — LES MARTIENS
/ — Le nom de chacun demeure tant
que ceux qui vécurent avec ltii et le
. connurent sont eux-mêm*es vivant?.
Mais l'humanité n'a pas besoin du
Éÿmboie mort d’un individu quand il
n'est . plus. Notre science et notre art
conservent ce qu’a produit imperson¬
nellement le travail collectif. Un
poids mort de nom? est inutile à la
mémoire de l’humanité.
— Soit, vous avez raison ; mais
nos sentiments se révoltent contre
cette logique. Pour nous, les noms
des chefs de pensée et d'action sont
de vivants symboles dont notre scien¬
ce, notre art et toute notre vie so¬
ciale ne peuvent se passer. Il arrive
souvent, que dans un combat de
forces ou d’idées, un nom sur un dra¬
peau parle plus qu’un mot d’ordre
abstrait. Et les noms des génies ne
sont pas un poids mort dans notre
mémoire.
— Cela vient de ce que l’unique
but de l’humanité n’est pas encore
pour vous : l'unique. Dans les illu¬
sions qui accompagnent le combat
entre les hommes, il s’émiette et
semble le but des hommes et non de
l'humanité. Il m’est difficile de com¬
prendre votre point de vue, comme
vous le nôtre.
— Ainsi, que cela soit bien ou inal,
il n’y a pas d’immortels parmi nous ?
Mais en revanche, les mortels font
tous partie de l’élite; n’est-ce pas '!
Ils sonUtous de ceux <jqui ont. beau¬
coup travaillé », comme vous dites.
— D’une façon générale, oui.’ Men¬
ai a choisi les camarades entar»
wmmummm
;v.v n
sieurs milliers qui exprimaient le
désir de partir avec nous.
— Et le plus important après lui
est sans doute Sterni ?
— Oui, si vous tenez absolument
à mesurer et comparer les gens. Ster¬
ni est un savant éminent quoique
dans un tout autre genre que Menni.
C'est un mathématicien comme il y
en a peu. Il a découvert une série
d’erreurs dans les calculs d’après les¬
quels étaient organisées les expédi¬
tion? précédentes sur la Terre et il
a moqtré que quelques-unes de ces
erreurs, à elles seules, suffisaient à
provoquer l’échec de la "tentative et
la perte des explorateurs. II a trouvé
de nouvelles métliodes et jusqu’à
présent le? résultats obtenus par lui
s'avèrent impeccables.
— C’est bien ainsi que je me le
représentais d'après les paroles de
.Menni et mes propres impressions.
Cependant, je ne comprend? pas
pourquoi son aspect provoque en
moi un certain sentiment de malaise,
une sorte d’inquiétude mal définie,
quelque chose dans le genre d'une,
antipathie irraisonnée. Comment exv
p!iquez-vous cela ? ..
— Voyez-vous, Sterni est un esprit
fort niais ïrbM surtout analytique’.
Il décompose tout imperturbable¬
ment et à fond, ses déductions sont
souvent exclusives, parfois rigou-'
VMMMJk
reuses à l'excès, l’analyse des par¬
ties donne, en vérité, non le tout
mais moins du tout. Vous savez que
là où est la vie, le tout n’est que la
somme de ses parties, comme le
.corps humain vivant est plus que. la
poitrine et les membres. Il s’ensuit
que Sterni est moin? apte que d’au¬
tres à pénétrer l’esprit et la pefi3^e
d’autrui. Il vous aidera toujours vo¬
lontiers dans ce que vous lui deman¬
derez vous-même, mais il ne devinera
jamais de lui-même ce dont vous
avez besoin. Cela gêne, évidemment,
et aussi le fait que son' attention soit
presque toujours concentrée sur son
travail et sa tête constamment absor¬
bée par quelque problème ardu. C’est
en quoi il ne ressemble en rien à
Menni ; celui-ci voit toujours (ont
autour de lui, il a su bien des lo.s
m'expliquer à moi-même ce que je
désire, ce qui m’inquiète, ce que
cherchent mon cerveau et mon cœur.
— - S’il en est ainsi, Sterni doit
traiter les Terriens, gens pleins de
contradictions et de lacunes, avec
beaucoup d’hostilité ?
Hosliliié? non, ce sentiment lui
est étranger. Mais je crois qu’il y a
en Jui plus dg scepticisme. qu;'il J
conviendrait. Tl a passé six mois en
France et a télégraphié à Menni :
« Ici, inutile de chercher ». Peut-être^
avait-il en parti# raison parce gti*
Lelta, qui l’accompagnait, n’a pas
trouvé l’homme voulu. Mai? les ca¬
ractéristiques qu’il donne des gens
vus dans ce pays sont beaucoup plus
séveres que celles de Lelta et, natu¬
rellement, beaucoup plus exclusives,
quoique ne renfermant en soi rien de
directement faux.
— Et qui est ce Letta dont vous
parlez ? Je ne me souviens pas de
lui.
— Le chimiste, collaborateur do
Menni. C’est l’aîné de tous à bord de
l’éthéronef. Vous sympathiserez avec
lui et il vous sera très utile. 11 est
de nature sensible et comprend bien
l'âme humaine, lout en n'étant pas
psychologue comme Menni. Allez le
voir au laboratoire, il sera content
et vous montrera beaucoup de choses
intéressantes.
A ce moment, je me souvins que
nous volions déjà loin de la Terre et
l’envie me prit de regarder. Nous
nous rendîmes ensemble dans l’une
des salles latérales à grandes Te-
nèt.res.
— Ne passerons-nous pas près de
la Lune ? demandai-je
r.. - Non. -la Lune restp loin de côté
et c’est dommage. J’eusse aimé aussi
la voir de plus près. De la Terre, elle
m’a semblé . si étrange 1 Grande,
froide, ouivrée, d’ün calme éniggaa- ,
tique, elle ne ressemble pas du tout
à nos deux petites Limes qui courent
si vite par îe ciel et changent de
visage comme des enfants capri¬
cieux. En revanche, votre Lune est
beaucoup plus brillante, sa lumière
très agréable Votre Soleil aussi est
plus brillanl Voilà en quoi vous êtes
beaucoup plus heureux que nous.
Votre monde est deux fois plus lu¬
mineux ; c’est pour cela que vous
n'avez pas besoin d’yeux comme les
nôtres avec de grandes pupilles pour
capter les faibles rayons de notre
jour et de notre nuit.
Nous nous assîmes à la fenêtre.
La Terre brillait au loin comme une
gigantesque faucille sur laquelle on
ne pouvait distinguer que les con¬
tours de' l’Amérique occidentale et
de l’Asie nord-orientale. Une tache
trouide indiquait l’Ucéan Pacifique,
une tache blanche le Pôle Nord.-
L’Océan Atlantique et le Vieux-
Monde reposaient dans les ténèbre? ;
et l’on pouvait seulement les devi¬
ner au delà du bord mal défini de la
faucille parce que la partie invisible
de la Terre couvrait les étoiles dans
le vaste espace de ciel noir. Notre
trajectoire oblique et la rotation de la
Terre autour de son axe amenait un
tel changement de décor.
(A suivre.).
an
Alexandre Bogdanov 5
L'ETOILE
N” 10. Feuilleton du Populaire. 14-S-3G , et où maintenant un autre avait pris
ma place. Le doute s’éleva dans mon
esprit.
— En bas le sang coule, dis-je, et
ici le combattant d’hier joue un rôle
de paisible spectateur—
— Là-bas, le sang coule, au nom
d’un avenir meilleur, répondit Netti ;
mais pour le combat même, il faut
« connaître » ce meilleur avenir. Et
vous êtes ici pour cela.
D’un élan spontané, je pressai sa
petite main presque enfantine. _
VIII. — L’APPROCHE
La Terre s'éloignait de plus en plus
et. amincie par l’éloignement, se
transformait en faucille lunaire ac¬
compagnée maintenant d’une plus
petite faucille, la véritable Lune. En
même temps, nous tous, habitants de
l’éthéronef, devenions de fantasti¬
ques acrobates aptes à voler sans
giles et à se poser commodément
dans n’importe quel sens : la tête
au plancher, au plafond ou aux murs,
indistinctement... Peu à peu, j’en¬
trai en contact avec mes- nouveaux
camarades et commençai- à me sen¬
tir plus libre; avec eux.
Dès le surlendemain de notre dé¬
part (nous avions conservé cette me¬
sure du temps quoiqu’il n’existât plus
pour nous de véritables jours et de
véritables nuits), et de ma propre
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
PREMIERE PARTIE
VIL — LES MARTIENS
Je regardais— et devins triste de
ne pas voir mon pays natal où s’agi¬
tent tant de vies, de luttes, de souf¬
frances, où hier encore j’étais dans
le rang aux côtés de mes camarades
initiative, je revêtis, le costume des
Martiens pour être moins différent
d’eux. Il est vrai que le costume par
lui-même me plaisait : simple, pra¬
tique, "sans rien d’inutile ni de con¬
ventionnel dans le genre cravates ou
manchettes, il laissait la plus grande
liberté possible de mouvements. Les
divef-ses parties du costume se joi¬
gnaient si bien par de petites at-
taches que l’ensemble formait un
tout et qu.’il .était facile, en cas de
besoin, de défaire ou d’enlever une
seule manche, ou les deux, ou toute
la blouse.
Les manières de mes compagnons
ressemblaient à leur costume : sim¬
plicité, absence de superflu et de
conventionnel. Ils ne se disaient ni
bonjour, ni au revoir, 11e se remer¬
ciaient pas, ne faisaient pas durer
la conversation par politesse si le
sujet direct en était épuisé ; ils don¬
naient toujours avec grande patience
toutes sortes d’éclaircissements, en
ayant grand soin de s’adapter, au de¬
gré de'compréhension de leur inter¬
locuteur et de pénétrer sa psycholo¬
gie, même si elle s'accordait peu à
la leur.
Bien entendu, je m’étais mis, dès
les premiers jours, à l’étude de leur
langue et tous, avec le plus vif em¬
pressement, s’acquittaient du rôle
oc répétiteur, mais en particulier
Netti.’ Cette langue est très originale
et malgré la grande simplicité de la
grammaire comme des règles de
formation des mots, elle compte des
particularités dont il m’était diffi¬
cile de venir à bout. Ses règles, en
général, ne présentent pas d’excep¬
tions ; il n’y a point de différencia¬
tion caractérisée comme celles des
genres masculin, féminin ou neutre ;
mais en revanche, toutes les dénomi¬
nations d’objets changent d’après les
temps. Cela n’entrait pas dans ma
têle.
— Dites-moi ce que signifient ces
formes ? demandai-je à Netti.
— Vraiment, vous ne comprenez
pas ? Et pourtant, dans vos langues,
en nommant le sujet, vous indiquez
soigneusement que vous le jugez
masculin ou féminin ce qui, en
réalité, est très peu important et
même assez étrange quand il s’agit
de mots abstraits. Combien plus im¬
portante est la distinction à établir
entre les sujets qui existent et ceux
qui ne sont plus ou qui sont encore
à venir.
« Chez vous, « maison » est mas¬
culin èt « barque » est féminin ; chez
les Français, c’est le contraire et
cela ne change rien à l’affaire. Mais
quand vous parlez d’une maison qui
a déjà brûlé ou que l’on s’apprête à
construire, vous employez le mot
dans la même forme que pour parler
de la maison dans laquelle vous habi¬
tez. Y a-t-il dans la nature plus
grande différence qu’entre un hom¬
me vivant et un homme mort ? Ce¬
pendant, quelque chose existe--- et
comment n’est-ce plus ? Il vous faut
des mots et des phrases entières
pour désigner cette différence, ne
vaut-il pas mieux l’exprimer par
l’adjonction d’une lettre dans le mot
même ? »
En tout cas, Netti fut content de
ma mémoire, sa méthode d’enseigne¬
ment était excellente et mes études
avançaient rapidement. Gela m’aida
à me rapprocher des Martiens. Je
commençai à circuler à travers tout
l’éthéronef. avec toujours plus d’as¬
surance. entrant dans les chambres
et les laboratoires de mes compa¬
gnons de voyage et les interrogeant
sur tout ce qui me préoccupait.
Le jeune astronome, Enno, assis¬
tant de Sterni, me montra quantité
de choses intéressantes, manifeste¬
ment entraîné, tant par les calculs
et les formules dans lesquelles, il
était passé maître, que par la beauté
de l’observation. J’avais l’âme en joie
avec ce. .jeune astronome-poète ; et
la propension naturelle à s’orienter
au milieu de la nature me donnait un
.prétexte permanent de passer beau¬
coup de temps auprès d’Enno et de
ses télescopes.
Une fois, Enno me montra, à la
faveur • du plus fort grossissement
possible, la toute petite planète Eres,
dont une partie de l’orbite passe
entre les voies dé la Terre et de
Mars, et l’autre partie, plus loin que
Mar?, dans le rayon des astéroïdes.
Bien qu’à ce moment Eros se trouvât
à une distance de 150 millions do
kilomètres, la photographie de son
petit disque représentait, dans le
champ visuel du microscope, une
carte géographique entière semblable
à la carte de la Lune. Evidemment,
c’est une planète sans vie, comme la
Lune.
Une autre fois, Enno photographia
un essaim de météores passant a
quelques millions de kilomètres de
nous. L’image présentait seulement
une - nébuleuse indéterminée. A ce
propos, Enno me raconta qu’au
cours d’une des expédition?, précé¬
dentes sur la Terre, l’éthéronef pé¬
rit justement alors qu’un essaim sem¬
blable le coupait de part en part.
Les astronomes, qui observaient l’ap¬
pareil *lans les plus grands téles¬
copes, virent s’éteindre la lumière
électrique et l’éthéronef disparaître
à jamais d-ans l’espace.
(A suivre.) i
N' 11. Feuilleton, du Populaire. 15-8-36
Alexandre Bogdanpv S
L'ETOILE
Traduit dq russe
par Colette Peignot
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Manuscrit de Léoaide
PREMIERE PARTIE
Vin! - L’APPROCHE
' — Sans doute, l’éthérohef s’est-il
heurté à quelques-uns de ces petits
corps qui, étant donnée, l’extirêmè
différence dé vitesse, ent dû en pé-'
nétrer toutes les parois. L’air n’est
échappé dais l’immensité, et lé froid
du milieu interplanétaire a congelé
les corps déjà inertes des voyageurs.
Et maintenant, l’éthéronef vole, U
continu© sa route dans l’orbite de la
comète et s’éloigne du soleil à ja¬
mais... On ne sait où prendra fin le
périple de cet étrange navire peuplé
Âa radavrfts
A ces mots, le froid des • déserts
éthérés sembla pénétrer dans . mon
cœur. Je me représentai, toute vive,
notre petite lie lumineuse au milieu
de l’Océan mort, infini... sans- aucun
appui dans son mouvement rapide,
vertigineux et Té vide noir tout au¬
tour Enno devina mon état d’âme,
Menni est un pilote sûr, dit-il,
et Sterni ne commet pas d'erreurs.
Quant à la mort, vous l’avez sans
doute vue de près dans votre vie...
elle n’est que la mort... pas plue.
L’heure allait bientôt sonner où je
devrais më . souvenir de cés paroles
en luttant contre un mal psychique
douloureux.
Le' chirtiiste Letta m’attirait par
cette sensibilité particulière, cette
délicatesse de' nature dont ' rii’avait
parlé Netti et aussi par sa grande
connaissance de la question scienti¬
fique la plus intéressante à me*
yeux : la composition dé la matière.
Seul, Menni était plus compétent
dans ce domaine ; mai» je, m’efforçai
de m’adresser le moins possible à lui,
sachant son temps trop précieux aux
intérêts de la science et ceux de
l’expédition, pour me. sentir le droit
de le détourner de sa tâche à mon
profit. Mais c'èst avec une inépui¬
sable patience que le bon vieillard
Létta s’adressait à mon ignorance,
avec une prévenance égale et même
un plaisir visible qu’il m’expliquait
T.ABÇ du sujet. : auprès de lui, je ne
me - sentais pas gêné le moins du
monde.
Letta entreprit de me faire un
cours entier sur la théorie de la com¬
position de la matière'; ce faisant, il
l'illustrait d'une série d’expériences
de dêsàgrégation et de' synthèse des
éléments. Il devait cependant renon¬
cer ,à beaucoup de ces expériences
et se borner à leur description ver¬
bale parce- que certaines compor¬
taient des phénomènes particulière¬
ment violents, se résolvaient oü ris¬
quaient de se résoudre sous forme
d’explosions.
Un jour, durant, la leçon, Menni
passa au1 laboratoire. '■ Letta termi¬
nait la description d’une expérience
très intéressante qu’il s’apprêtait à
réaliser, . '
— Soyez pruejent, lui dit Menni :
je me ^souviens qü’une - fois cette
création s’est mal terminée chez moi ;
g suffit du plu» infime alliage étran¬
ger à la substance que vous décom¬
posez pour que la plus faible dé¬
charge électrique provoque une ex¬
plosion pendant le chauffage.
Letta s’apprêtait déjà à renoncer
mais Menni, invariablement aimable
et attentif à mon égard, lui proposa
de l’aider à une vérification minu¬
tieuse de toutes les conditions de
l’expérience.: La réaction se fit â
merveille.
Le jour suivant, nous eûmes de
nouvelles manipulations .à faire avec
ia même matière. Il me sembla que,
pette. fois, Letta ne l’avait pas prise
dans le même bocal que la veille.
Comme il mettait déjà la cornue
dans, le bain électrique, il me vînt
à l’esprit de lé lui dire. Inquiet, il
alla àussitôt.à Uarmoire aux réactifs,
.laissant le. baip, .et la cornue ,suç la
table pris de la paroi qui se trouvait
être en même temps le mur extérieur
de. l’élbéronef, 'J’allai vers lui. ,
Tout à couip, un fracas, assourdis¬
sant retentit et nous fûmes tous deux
frappés violemment par les portes
de l’armoire.' Quelque chose sifflait,
hurlait, puis" il ÿ eut un: bruit dë
brisure métallique. Je sentis qu’une
forcé invincible, semblable à un ou¬
ragan, . m’entraînait en arrière- vers
le "mur extérieur. Je parvins — ma¬
chinalement -- à m’agripper à une
forte poignée apposée sua; i’armoire
et à me suspendre horizontalement,
maintenu dans cette position par un
puissant courant d’air. Letta fit de
même,
— Tenez-vous plus fort ! cria-t-il,
et. je distinguai à peine sa voix dans
ce bruit de tempête. Un froid cou¬
pant pénétra mon corps.
Letta regarda vite autour de lui.
Son -visage était effrayant de pâleur,
l’expression affolée disparut, il y eut
un rétablissement de pensée claire
et de décision ferme. Il ne prononça
que deux mots, je ne pus les com¬
prendre mais devinai que c’était un
adieu à jamais Ses mains, se desser¬
rèrent.
Un choc sourd, et le hurlement de
l’ouragan cessa. Je sentis que je pou¬
vais lâcher la poignée et je regar¬
dai autour de moi. Il ne restait pas
trace de la. table, et, le dos au mur,
faisant corps avec la paroi, Letta se
tenait immobile, les yeux grands ou¬
verts, le visage figé. D’un bond, je
me trouvai à ia porte , et l’ouvris. Un
coup dë vent chaud . me rejeta . en
arrière. Une seconde après, Menni
entra dans la chambre. Il alla vive¬
ment près de Letta.
La pièce fut bientôt pleine de
monde. Netti, écartant chacun de son
cherriin. se précipita aussi vers Letta.
Les autres nous, entouraient dans un
silence angoissé.
— Letta est mort, dit Menni. L’ex¬
plosion survenue pendant l’expé¬
rience chimique a percé la paroi de
l’éthéronef et Letta a couvert la
brèche de son corps. La pression de
l’air a déchiré ses poumons et para¬
lysé son cœur. La mort a été instan¬
tanée. Letta a sauvé notre hôte ; la
perte de?, deux eût été inévitable.
Un sanglot sourd échappa à Netti.
IX. — LE PASSE
.Durant. les quelques jours qui sui¬
virent la catastrophe, Netti ne sortit
pas de sa chambre et je surprenais
parfois une expression franchement
malveillante dans le regard de Ster¬
ni. Il était incontestable qu’un sa¬
vant éminent avait péri à cause de
moi; l’esprit mathématique de Ster¬
ni ne pouvait manquer d’établir une
comparaison entre la grande valeur
de- cette vie -perdue et celle qui était
sauvée. Menni demeura invariable¬
ment égal êt calme, il redoubla mê¬
me d’attention et de sollicitude à
mon égard ; telle fut' aussi la con¬
duite d’Enno et de tous les autres.
(A suivre.)
WWVWW(Vi« ,1W 1VWWMMMMIWVVIW
•• ACHETEZ TOUJOURS V
• , LE * POPULAIRE »
AQ MEME MARCHA NO
N” 12. Feuilleton du Populaire. 16-8-36.
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Alexandre Bogdanov
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p Traduit du russe
* par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
PREMIERE PARTIE
IX. - LE PASSE
Je continuais avec plus d'ardeur
encore l’étude de la langue des Mar¬
tiens et à la première occasion, je
priai Menni de me donner un livre j
quelconque sur l’histoire dé leur hu- 1
S # /' *'// /s ,7 ,
manité. Menni trouva mon idée ex¬
cellente et ; m’apporta un manuel
dans ' lequel ' Thistoire' universelle
était exposée sous une forme popu¬
laire à l’ùsage dés enfants, martiens.
Je commençai, aveo l’aide de Netti,.
à lire et traduire le petit livre. Je
fus frappé; de L’arti avec lequel un
auteur inconnu avait animé et con¬
crétisé 'par dés illustrations les. no¬
tions et îles schémas généraux le9
plus abstraits à première vue. , Cet
art ïui aVait permis dé mener l’ex-
poslé- d’après un système géométri-
que-constructif, <jans une, succession'
logiquè ‘et sobre que pàs un de nos’
vulgarisateurs ! terriens, ne- se serait
décidé à adopter pour les enfants.
Le premier chapitre, d’un carac¬
tère 1 nettement : philosophique, était
consacré à l’idée de l’Univers, com-,
me un Tout Unique renfermant
tout 'en lui-même et définissant tout
par, $oi-mèflpe.,Çei chapitre, nr^e ; rap¬
pela Vivement les œuvres de ce pen¬
seur-ouvrier qui, sous une. forme
simple et naïve, a le premier exposé
les bases de la* philosophie- proléta¬
rienne de la nature.
Au chapitre •suivant,; l’exposé re*-
montait ’à l’époque incommensura-
blèment lointaine où, dans l’Ünivérs,
aucune forme .connue ' de nous n’é-
tàK ehco’éé. cohstitiiée' — qügnfl 'ie
/7 S s7 /7 /7 .
chaos et l’indéterminé régnaient
dans l’espace infini. L’auteur racon¬
tait comment se différencièrent dans
Ce milieu les premières couches
amorphes, imperceptibles et subtiles,
qui ne se distinguaient pas chimi¬
quement de la matière ; ces couches
serviront d'embryons aux mondes,
géants d’étoiles que sont les nébu¬
leuses comme la Voie Lactée, avec
ses vingt, millions de soleils, parmi
lesquels le ' nôtre est l’un des plus
petits. ....
Plus loin, il était question.de la
façon donL, la matière,, se concen¬
trant et passant à une composition
plus stable, avait pris, forme d’élé¬
ments chimiques tandis que les cour
elles primaires amorphes se désa¬
grégeaient et que, parmi elles, se dé¬
gageaient. les- nébulosités gazéiformes
planétaires et solaires, comme on en
trouve des milliers encore à l’heure
actuelle au télescope. L’histoire de
l’éybltftiôn de ces nébuleuses, de leur
cristallisation en soleils et en planè¬
te^, pétait- exposée à la manière de
nôtre théorie sur l’origine des mon¬
des, de Kant et Laplacè, mais avec
plus de, précision et de plus grands
détails. '
Dites-moi, Menni, demandai-je,
est-il. possible que vous' jugiez favo¬
rable de donnér' aux; enfants,, tout
au début, des idées aussi générales
, et,' pour ainsi- dite, aussi abstraites
que ces pâles images de mondes si
éloiignés; de leur milieu proche et
concret ? Cela ne revienl-il pas à
peupler les cerveaux d'enfants d’i¬
mages presque vides et verbales ?
— C’est que, chez nous, on ne com¬
mence jamais l’instruction par' les
livres, répondit Menni. (L’enfant pui¬
se ses connaissances dans l’observa¬
tion vivante de la naturé et dans les
relations vivantes 'avec les autres
humains. Avant., de. se mettre à un
lel livre, ii a déjà fait maints voya¬
ges et vu des représentations va¬
riées de la nature, il connaît quan¬
tité- d'espèces de plantes et d’ani¬
maux, il est familiarisé, avec l’usage
du télescope, du microscope, de la
photographie, du phonographe; il a
entendu de la bouche d’enfants plus
âgés, d’éducatéürs et autres amis
adultes, beaucoup de récits sur le
passé et le lointain. Un livre comme
celui-ci doit seulement relier en un
tout et raffermir ses connaissances,
combler, chemin faisant, les lacunes
fortuites et indiquer le sens des étu¬
des futures. On comprend que grâ¬
ce à cet ensemble,' l'idée du Tout
doive constamment, ressortir eh pre¬
mier lieu avec une précision' entiè¬
re et se poursuivre du commence¬
ment à la fin 'pour 'ne jamais se
perdre dans" les parties, Il faut
créer l'homme intégral dans l’en¬
fant.
Tout cela m’était fort inhabiluel,
mais je ne commençai pas à ques¬
tionner Menni plus en détail : de
toutes manières, je devais faire di-
recjemerit la connaissance des en¬
fants martiens et de leur système
d’éducation. Je revins ‘à mon livre.
Le sujet des chapitres suivants
était l'histoire- géologique de Mars.
Bien que très condensée, elle sem¬
blait tout à fait comparable à celle
de la Terre et de Vénus. A côté du
parallélisme notable des trois pla¬
nètes, la différence fondamentale
consistait en ce que Mars était, deux
fois plus âgée que la Terre et pres¬
que quatre fois plus que Vénus. Les
différents âges des planètes étaient
établis et, tout en me lés rappelant
Tort bien, je ne les rapporterai pas
ici pour ne pas irriter les savants
terriens auxquels ils apparaîtraient
assez inattendus.
Plus loin, venait l’histoire de la
vie dès son origine. On décrivait lés
mélanges primitifs des dérivés du
cyanogène qui, tout en n’élahl pas
encor, e. la véritable matière vivante,
avaient beaucoup de. ses propriétés ;
puis ; venait .la description des con¬
ditions' géologiques ou ces mélanges
se formèrent chimiquement. Oh "ex¬
pliquait pour quelles raisons telles-
substances se conservaient et s’accu¬
mulaient parmi d’autres mélanges
plus stables mais moins souples. On
suivait pas à pas la composition et
la différenciation de ces germes chi-,
miques de toute vie jusqu’à la for¬
mation des véritables -cellules , fvi-
vantes avec lesquelles commence
« le. règne des protistes . ». ,
Le tableau du développement ul¬
térieur de la vie se réduisait à l’é¬
chelle du progrès des être, s vivants
ou, plus exactement, à leur arbre gé¬
néalogique commun : des protistes
aux plantes supéreures d’une part,
à l’homme d’autre part, avec diver¬
ses ramifications latérales. Compa¬
rée à la chaîne dé développement,
terrestre, de la première cellule à
l’homme celle-ci apparaissait pres¬
que semblable avec une différence
insignifiante dans les premiers et les
derniers anneaux, mais beaucoup
plue grande dans les moyens. Cela
me parut des plus étranges.
(A suivre.)
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N° 13. Feuilleton du Populaire. 17-8-36.
Alexandre Bogdanov ■
L’ETOILÉ
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignol
MAraserit de Léonide
PREMIERE PARTIE
IX. - LE PASSE
— Cette question, me ait Nfetti,
n'est pas encore, que je sache, étu¬
diée spécialement. Il y a vingt «ns,
nous ne savions même pas comment
étaient constitués les animaux supé-
■iiWiti— Mwwiiii»iiifri'ww^ia»r
rieurs sur la Terre et nous fûmes
très étonnés de découvrir quelque
analogie avec 1g type correspondant
chez nous. Evidemment, le nombre
de tv,pes supérieurs possibles expri¬
mant la plus grande plénitude de
vie n’est pas si grand ; et sur des
planètes aussi semblables que les
ndtres, dans les limites de conditions
absolument similaires, la nature n’a
pu atteindre ce maximum de vie
que par un seul moyen.
— De plus, remarqua Menni, le
type supérieur qui règne sur notre
planète est celui qui exprime le
mieux toute la somme de ses condi¬
tions ; tandis que les stades inter¬
médiaires, aptes à saisir seulement
une partie de leur milieu, n’expri¬
ment ces conditions qu’en partie et
d une façon unilatérale. C’est pour¬
quoi, étant ddnnée l’extrême res¬
semblance de la somme des condi¬
tions communes, les types supérieurs
doivent correspondre dans la plus
grande mesure et les types inter¬
médiaires, en vertu de leur unila¬
téralité même, présenter un plus
vaste champ à la différenciation.
-Jë me rappelai que, durant mes
études universitaires, la même pen¬
sée du nombre restreint de types
supérieurs possibles m’était venue
à l’esprit mais à un tout autre pro¬
pos : chez les pieuvres, mollusques-
marins céphalopodes, organismes
supérieurs de toute une branche de
développement, les yeux sont sin¬
gulièrement semblables à ceux de
notre branche de vertébrés ; ce¬
pendant, l’origine et l’évolution des
yeux de céphalopodes soiit absolu¬
ment différentes, à ce point diffé¬
rentes, que même les couches cor¬
respondantes des tissus de l’appa¬
reil visuel sdnt disposées chez eux
dans ■ l'ordre inverse du nôtre..,
D’une manière ou d’une autre
le fait était patent : sur l’autre
planète vivaient des gens qui nous
ressemblaient et il me -restait à
poursuivre assidûment l’étude de
leur vie et de leur histoire.
En ce qui concerne .les temps
préhistoriques, et en général les
phases primitives de la vie humaine
sur Mars, .là aussi la similitude avec
le monde terrestre était grande. Mê¬
mes formes d’existence générique,
même co-existence différenciée de
communautés distinctes, même dé¬
veloppement de liens entre elles au
moyèn des; échanges. Mais, ensuite
commençait la divergence, moins
dans la tendance essentielle du dé¬
veloppement que dans son style et
son caractère.
La marché de l'histoire sur Mars
aurait été plus modérée èt plus sim¬
ple que Suï la Terré. Il y eut, natu¬
rellement, des guerres de races et
de peuples, il y eut également des
luttes de classés ; mais en compa¬
raison, les guerres n’eurent pas un
grand rôle dans la vie historique
et prirent fin assez tôt ; la lutte des
classes fut beaucoup plus rare sou?
forme de heurts de forcés bruta¬
les. A la vérité, cela n'était pas in¬
diqué. directement dans le livre que
je lisais mais me semblait évident
d’après tout l’exiposé.
Les Martiens ne connurent pas du
tout l’esclavage ; au temps de la
féodalité, il y eut assez peu de mili¬
tarisme ; leur capitalisme se libéra
très tôt du. morcellement national
et n'a rien créé de semblable à nos
armées contemporaines.
Je dus chercher moi-même des
explications à tout cela : les Mar¬
tiens, et même .Menni, commençaient
seulement à étudier l’histoire de
l’humanité terrestre et n’avaient pas
encore fait l'étude comparative de
notre passé et du leur.
Je me souvins d’une conversation
antérieure avec -Menni. M’apprêtant
à étudier la langue de mes compa¬
gnons de voyage, je voulus savoir si
èlle était la plus répandue dè toutes
celles qui existent sur Mars. Menni
m'expliqua que c'était Punique lan¬
gue littéraire èt parlée dé tous les
MartiehS.
— Il y eut un temps où, chez nous
aussi, ajouta Menni, les gens de dif¬
férents pays ne se comprenaient pas
les uns les autres ; mais quelques
centaines d’années avant la révolu¬
tion socialiste, tous le? dialectes dif¬
férents se rapprochèrent et se fon¬
dirent en une seule langue univer¬
selle. Cela se produisit de soi-même
cl librement, sans que personne y
songeât ou s'en occupât. Quelques
particularités locales se sont con¬
servées longtemps encore, de sorte
qu’il y eut des dialectes distincts
mais suffisamment compréhensibles
pour tous. Le développement de la
iittéralure a mis fin à leur existence.
— Je ne puis m’expliquer cela que
par une chose, dis-je : il est évident
que sur votre . planète, les rapports
entre les hommes ont été, dès le dé¬
but, beaucoup plu? étroits et faciles
que chez nous.
— Justement, répondit Menni. Sur
Mars, on ne trouve ni vos vastes
océans, ni vos infranchissables chaî¬
nes dè montagnes. Nos mèr? ne sont
pas grandes èt ne produisent nulle
part une complète rupture de terre
ferme entre continents indépen¬
dants ; nos montagnes ne sont pas
hautës. sauf quelque? sômmëts. La
sürfàcè dé notre planète est quatre
fois moiùs grande què Celle . de là
• Terre ; cependant, la force de pe¬
santeur est deux fois et demi moin¬
dre chez nous et, grâce à la légèreté
du corps, nous pouvons nous dépla¬
cer assez rapidement et même sans
mojens de communications artifi¬
ciels. Nous courons nous-mêmes
aussi vite èt sans être plus fatigués
que vous quand vous montez à che¬
val. La nature a mis entre nos peu¬
ples beaucoup moins de mer?, et de
frontières naturelles que chez vous.
Telle fut sans doute la première
cause fondamentale qui ait empêché
un Apre séparatisme racial et natio¬
naliste dç l’humanité martienne ainsi
que le plein développement des
guerres, du militarisme et, en géné¬
ral, du système de meurtre en série.
Vraisemblablement, le capitalisme,
en vertu de ses contradictions,
serait parvenu- cependant à ces par¬
ticularités d une haute culture ;
mai? là-bas, le développement du
dit capitalisme s'est poursuivi d’unè
manière originale, suscitant de nou¬
velles conditions pour l’unité poli¬
tique de toutes les race? et de tous
les peuples de Mars. Précisément, dans
i’ngric.uiture, les petits paysans fu¬
rent très- tôt supplantés pàr de
granües exploitations capitalistes èt,
bientôt âpres, eut lieu la nationali¬
sation de toutes lès t ferrés.
La cause en était dans le des¬
sèchement ininterrompu du sot
contre lequel les petit? agriculteurs
n’étaient pas de taille à lutter.
L'écorce de la planète absorbait
l’eau profondément' sans l’éliminer
en retour. C’était la continuation du
processus grâce auquel les océans
ayant existé aui refoi? sur Mars
s’étaient ensablés et transformés en
mers fermées relativement petites.
Ce même processus d’absorption a
lieu aussi sur notre Terre mais là,
il n’en est pas encore au même
point ; sur Mars, deux fois plus
vieille que la Terre, il y a mille ans
déjà que la situation devint sérieuse
car à la réduction des mers corres¬
pondait naturellement la raréfaction
des nuages et de la pluie, c’est-à-dire
l’ensablement des rivières et le ta¬
rissement des ruisseaux. L’irrigation
artificielle devint indispensable dans
nombre d’endroits. Que pouvaient
faire là de petits agriculteurs indé¬
pendants ?
(A suivre.)
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AU MEME MARCHAND
N° 15. Feuilleton du Populaire. 18-8-36
S Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
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Traduit du russe
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■
par Colette Peignot
■
■
■
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ÏÏWM
Manuscrit de Léonide
PR RMI KH R PARTIE
IX. - LE PASSE
Dan? certains cas, ils furent com¬
plètement ruinés et leurs terrains
passèrent aux grands propriétaires
fonciers voisin? qui disposaient de
capitaux suffisants pour entrepren¬
dre l’irrigation. Dans cTaulres cas,
les paysans constituèrent d’impor-
| tantes association? en réunissant
leurs moyens pour ce travail en
commun. Mais tôt ou tard, ces asso¬
ciations, vinrent à manquer de moyens
financiers, difficulté temporaire sem¬
bla-t-il tout d’abord, une fois con¬
clus les premiers emprunts aux gros
capitalistes, les affaires des associa¬
tions se mirent à péricliter de plu?
en plus rapidement : le taux des em¬
prunts augmentait les frai? généraux,
il fallut emprunter à nouveau et
ainsi de suite. Les associations tom¬
baient sous la domination économi¬
que de leur? créditeurs et ceux-ci, en
fin de compte, les ruinaient en se
saisissant d’un coup des terres de
centaines et de milliers de paysans.
Ainsi, tout le sol -cultivé passa à
quelques milliers de gros propriétai¬
res fonciers, ; mais à l’intérieur des
continents, il restait encore de grands
déserts où l'eau manquait et ne pou¬
vait être amenée par les moyens indi¬
viduels des capitalistes. Quand le
gouvernement, déjà pleinement dé¬
mocratique, se trouva contraint de
s’intéresser à cette œuvre pour oc¬
cuper l’excédent croissant de prolé¬
tariat et aider les restes de là classe
paysanne en voie d’extinction, il ne
fut pas en mesure de fournir les
moyens indispensables à la construc¬
tion de canaux gigantesques.
Des trusts capitalistes voulurent
prendre l’affaire en mains, mais le
peuple entier se révolta, sachant que
dans cette éventualité les trusts l’as¬
serviraient complètement, ainsi que
le gouvernement. Après une longue
lutte et une résistance désespé¬
rée des propriétaires fonciers,
un impôt progressif sur le revenu
de la terre l'ut établi. Les res¬
sources obtenues par cotte voie ser¬
virent de fonds aux travaux gigan¬
tesques d’établissement des canaux.
La force des « landlords » fut brisée
et bientôt, la nationalisation de la
terre accomplie. Sur quoi le? derniers
paysans moyens disparurent parce
que le gouvernement, dans son pro¬
pre intérêt, donnait la terre aux seuls
gros capitalistes et les entreprises
agricoles prirent encore plu? d'exten¬
sion. De sorte que les célèbres ca¬
naux furent aussi un puissant fac¬
teur de développement économique
et un ferme soutien de l’unité poli¬
tique de l’humanité entière.
Après avoir lu tout cela, je ne pus
me retenir d'exprimer à Menni ma
stupéfaction en apprenant que ces
canaux géant?, visibles même de la
Terre dans nos mauvais télescopes,
avaient été créés par la main des
hommes. ,
— Là,, vous vous trompez en par¬
tie, remarqua Menni. Ces canaux
KaiiiiaiiiiHïaiiiiBiiiiaiBiiiiBiiiiHiiiiBiiiniMiiiwiiiii
sont effectivement énormes mais
cependant,, ils m’ont pas des dizaines
de kilomètres de largeur. Or, c est
seulement à une telle dimension que
vos astronomes auraient pu les ob¬
server. Ce qu’ils voient, ce sont de
larges zones de forêts plantées- par
nous le long des canaux pour mainte¬
nir une égale humidité d’air et, par
cela même, éviter une trop rapide
évaporation des eaux, il semble que
quelques-uns de vos savants aient,
deviné cela.
Le creusement des canaux amena
une époque de grande prospérité
dans tous le? domaines de la produc¬
tion . et une profonde accalmie des
luttes sociales, La demande de main-
d’œuvre était considérable et le chô¬
mage disparut. Mais quand les grands
travaux furent terminés et qu’avec
eux prit fin la colonisation capi¬
taliste de? anciens déserts, une crise
industrielle surgit bientôt, et la « paix
sociale » fut ébranlée. Tout cela con¬
duisit à la révolution. Et de. nouveau,
îe cours des événements devint as¬
sez paisible ; l’arme principale des
travailleur? était la grève, les choses
ne prirent, tournure d’insurrection
que rarement eL en peu d’endroits,
presque exclusivement dans des ré¬
gions agraires. Pas à pas, les pro¬
priétaires reculèrent devant l’inévi¬
table ; et même alors que le gouver-
llüBllBIillB' IBIÜBlUaillBlliaïUBlBlIIIBIIIBIlllBII
nement se» trouvait aux mains du
parti ouvrier, il n’y eut, du côté vic¬
torieux, aucune tentative de s’impo¬
ser par la violence.
Le rachat au sens exact du mot ne
fut pas appliqué lors de la socialisa¬
tion des instruments de travail. Mai?
les capitalistes furent d’abord mis a
la retraite. Beaucoup d'entre eux
jouèrent ensuite un rôle important,
dans l’organisation des entreprises
publiques. 11 ne fut pas facile de sur¬
monter les difficultés de répartition
de la main-d’œuvre en accord avec
la vocation des travailleurs. Durant
un siècle environ, la journée de tra¬
vail, d’abord d'environ six heures,
puis de plu? en plus courte, fut obli¬
gatoire pour tous, sauf pour les ca¬
pitalistes pensionnés. Mais le pro¬
grès de la technique et le recense¬
ment précis de la main-d'œuvre dis¬
ponible aidèrent à se débarrasser des
derniers vestiges du vieux système.
(Je tableau, d'une évolution sociale
égale, exempte de feu et de sang,
contrairement à la nôtre, provoqua
on moi un involontaire sentiment
d’envie dont je parlai longuement a
Xetti quand nous eûmes terminé le
livre.
— Je ne sais, me dit pensivement
le jeune homme, mais il me semble
que vous avez tort. Il est vrai que
les contradictions sofat plus aigues
sur la Terre, où la nature dispense
les coups et la mort plus généreuse¬
ment que chez nous. Mais peut-être
est-ce justement parce que la nature
terrestre était incomparablement
plus riche à son début, et que le so¬
leil lui donne beaucoup plus de sa
force vive. Voyez de combien de mil¬
lion? d’années notre planète est plus
vieille ; son humanité a surgi seule¬
ment quelques dizaines de milliers
d’années plus tôt. que la vôtre, son
avance est de deux ou trois cents
ans à peine. Je nié représente les
deux numanité? comme deux sœurs.
L’aînée a une nature calme et équi¬
librée, la cadette est impulsive et
agitée, (iéifè-ci gaspille ses forces et
commet plus de fautes ; son enfance
a été maladive'et inquiète ; mainte¬
nant, au seuil de la jeunesse, elle est
souvent en proie à do? attaques dou-
louretises et convulsives. Mais n on
sortira-t-il pas une création artis¬
tique plus. grande et plus forte que
chez la souir aînée ? ne saura-t-gllê
pa? mieux alors enrichir et embellir
noire grande nature ? Je ne sais, mais
il rnc semble que ce sera ainsi-.
X. — L’AlUtIVEE
Dirigé par le cerveau lucide de
Menni. l'éthéronef continua sa rou¬
te, sans nouvelles aventures, vers le
but, lointain. J’étais déjà parvenu.
à m'adapfer passablement aux con¬
ditions de l’existence impondérable
et à me familiariser avec les princi¬
pales difficultés de la langue des
.Martiens quand Menni lions annon¬
ça que. nous avions parcouru la moi¬
tié dii trajet et atteint la plus gran¬
de vitesse qui, des lors; irait en di¬
minuant.
Au moment précis indiqué par
Menni, l'étheronef,. rapide et léger,
vira et changea, de 'direction. La
Terre qui, depuis longtemps, de
grande faucille lumineuse s’était
transformée en petite fauciWe, puis
en brillante étoile verte proche du
disque solaire, passait maintenant
de la partie inférieure de la voûle
céleste à l'hémisphère supérieur.
Et l'étoile rouge, de Mars, qui avait
resplendi lumineuse au-dessus de
nos télés, apparut au-dessous-
(A suivre.)
CHANGEMENT
D’ADRESSE Toute demande de'
, ♦ changement d’adres-
♦ se doit être accompagnée de
♦ 1» franc en timbres-poste et
♦ de la dernière bande du
♦ journal.
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N» 18. Feuilleton du Populaire. 19-8-36,
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JWanuscrit de Léonide
PREMIERE PARTIE
X. — L’ARRIVEE
Dès dizaines et des centaines
3’heurès s’écoulèrent encore ; Mars
'se métamorphosa en petit disque
clair et,; bientôt, surgirent deux pe¬
tites étbiles, ses satellites, Deimos et
iPhobûs, minuscules planètes inno¬
centes, ne méritant en rien ees noms
terribles qui signifient en grec «Ter-,
reur i> et « Effroi ». Les paisibles
Martiens s'animèrent et passèrent'!
plus fréquemment à l’observatoire I
d’Enno pour contempler leur pays-
natal. Je regardais, moi aussi, mais
comprenais mal ce que je voyais,
malgré les patientes explications1
d’Enno. Là-bas, il y avait évidem¬
ment beaucoup de ‘ choses , étranges
à .mes yeux.
Les taches routes représentaient'
des forêts et des prairies et les ta¬
ches tout a fait sombres, des champs!
prêts pour la moisson. Les villes,:
apparaissaient sou* forme de taches’
bleuâtres et, seules, l’eau et la nei¬
ge étaient d’une teinte compréhen--j
sible pour moi. Le joyeux Enncr
m’obligeait parfois à deviner ce, que
je voyais dans le champ visuel de
l'appareil et mes erreurs naïves
l’amusaient fort, ainsi que Netti. De
mon côté, je les payais de retour-
par des plaisanteries, appelant leur ]
planète un royaume de chouettes sa¬
vantes et de couleurs embrouillées.
Les dimensions du disque crois¬
saient de plus en plus. Il surpassa
bientôt de beaucoup le petit cercle
solaire qui rapetissait et ressemblait^
à une carte astronomique sans ins¬
criptions. La force de pesanteur
augmentait sans cesse, ce qtli était
étonnamment agréable polir p?nj
Deimos et Phobos, points brillants,
se convertissaient en petits cercles
distinctement -tracés.
Encore quinze, vingt heures et voi¬
ci Mars épanouie au-dessus de nous,
telle une sphère plane. De mes pro¬
pres yeux, je vois plus que sur tou¬
tes les cartes astronomiques de nos
savants. Le disque de Deimos glisse
sur cette carte ronde et Phobos
n’est plus visible : elle se trouve
maintenant de l'autre côté de la
planète.
Tous se réjouissent autour de moi;
seul, je ne- puis vaincre une attente
inquiète et angoissée.
Plus près, plus près encore... Per¬
sonne n’est, capable de s’occuper de
quoi que ce soit. Tous regardent en
bas où se déploie Un autre monde,
pour eux . très cher, pour moi plein
de mystère et d’énigme. Menni seul
manque parmi nous, il esl à la ma¬
chine ; les dernières heures sont les
plus dangereuses, il faut vérifier la
distance et régulariser la vitesse.
Qu'ai-je donc, involontaire Colomb
de ce monde, à ne ressentir ni joie
ni fierté, ni môme cet apaisement
que doit apporter la vue d’une terre
ferme après un long parcours à tra¬
vers l’Océan de l'intangible ?
Les événements à venir projettent
déjà une ombre sur le présent.
I] ne peste plus que deux heures. -
Mous nous engageons bientôt dans la
zone atmosphérique. Mon cœur com¬
mence A battre douloureusement •;
je ne puis plus règarder et vais dans
ma ch.amhre. Netti nie suit.
Il me parie, non du présent, mais
du passé, de la Terre lointaine, là-
bas, tout là-haüt.
— Vous devez encore retourner
là-bas quand vous aurez accompli
voire tâche, dit-il,, et ses mots ré¬
sonnent en moi comme un délicat
rappel de vaillance.
Nous parlons de celte lâche, de sa
nécessité et de ses difficultés. ILe
temps passe inaperçu pour moi.
Netti regarde le chronomètre. Nous
sommes arrivés, allons à lui, dit-il.
L’étheronef s’est immobilisé, les
larges plaques métalliques s'écar¬
tent, l’air frais s'engouffre à l’inté¬
rieur. Au-dessus de nous, un ciel
bleu-vert, pur. Autour de nous, des
foules...
Menni et Slerni sortent les pre¬
miers. Ils porlent daiis leurs bras
le cercueil transparent où repose
le corps glacé du camarade perdu,
Letta.
Derrière eux, viennent tous les au¬
tres. Nous sortons, Netti et moi, les
derniers et ensemble, la main dans
la main, nous avançons au milieu
d’une foule innombrable d’êtres sem¬
blables à lui...
DEUXIEME PARTIE
I. — CHEZ MENNI
Les premiers temps, j’habitai
chez Menni, dans la ville industrielle
dont un grand laboratoire chimique
établi sous terre constituait le cen-
Ire et la base. La partie extérieure
de la ville s'élendait au milieu d'un
parc sur un espace d'une dizaine
de kilomètres carrés. Il y avait quel¬
ques centaines d’habitation?, des tra¬
vailleurs du laboratoire, la grande
Maison des Assemblées. l’Entrepôt
des Marchandises (sorte de magasin
uni verse Ij et la Station des Commu¬
nications qui relie la ville chimi¬
que au reste du monde. Menni, di¬
recteur de tous les travaux, habitait
à proximité des édifices publics, non
loin de l’entrée principale du labora¬
toire.
Là première chose qui me frappa
dans la nature de Mars, et à quoi il
nie fut le plus difficilè de m'accou¬
tumer, c’est la couleur rouge des
plantes. Leur substance colorante,
dont la composition est extrêmement
proche de la chlorophylle des plan¬
tes terrestres, a un rôle tout à fait
analogue dans l’économie vivante
de la nature : elle crée le tissu des
plantes au moyen de l’acide carbo¬
nique de l’air et de l’énergie des
rayons • solaires.
Netti, toujours.’' attentionné,, me
proposa de porter des limettes pré¬
servatrices pour me garantir les
yeux contre l’irritation inaccoutu¬
mée. Je refusai.
— Celle couleur est celle de notre
drapeau socialiste, dis-je. Il faut
donc bien me familiariser avec votre
nature socialiste...
— S'ii en est ainsi, reconnaissons
que dans la flore terrestre aussi on
trouve du socialisme, mais sous un
aspect dissimulé, remarqua Menni.
Les feuilles des plantes terrestres
ont aussi une nuance rouge, seule¬
ment masquée d'un vert beaucoup
plus fort. 11 suffit de porter des lu¬
nettes absorbant les rayons verts et
laissant filtrer les rouges pour que
vos forêts et vos champs deviennent
rouges comme chez nous.
Je ne puis perdre du temps et de
la place à décrire les formes origi¬
nales des plantes et des animaux sur
Mars, ni'son atmosphère pure, dia¬
phane, comparativement raréfiée
mais riche en oxygène, ni son ciel
profond et sofnbre d’une teinte ver¬
te, ni son soleil amaigri, ses petites
lunes et ses deux brillantes étoiles,
matinales ou vespérales : Vénus et
la Terre. Tout cela, étrange et inso¬
lite alors, me semble cher et mer¬
veilleux maintenant, à la lumière des
souvenirs ; mais ce u’esi pas lié
étroitement au thème de oion répit.
ItMllllWlliWtimit.lMillHJIMUliMlUMlhMIlliaDlUIHUMUlliaL.
Les êtres, humains et leurs rapports,
voilà ce qui m’importe et, dans ce
décor féerique, ils furent justement
les plus fantastiques et les plus
énigmatiques.
Menni vivait daas une petite mai¬
son à deux étages dont l’architectu¬
re ne se' distinguait pas des autres.
Le trait le plus original consistait en
un toit transparent fait de quelques
larges plaques de verre bleu. Immé¬
diatement sous le toit, se trouvait
la chambre a coucher et une pièce
. pbur causer entre amis. Les Mar¬
tiens passent les heures de repos
dans, l’éclairage bleu à cause de son
action apaisante ; la teinte sombre a
nos veux donnéq au visage humain,
par cet éclairage ne leur semble pas
désagréable.
Toutes les salles de travail, bu¬
reau, laboratoire domestique, cham¬
bre des communications, se trou-;
vaient à l’étage inférieur dont les,
grandes fenêtres laissaient libres
ment pénétrer de? flots de couleur
rouge projetés par le , feuillage des
arbres, du parc. Cette lumière qui,
dans tes débuts me rendait inquiet
et distrait, semble être pour les Mar¬
tiens un stimulant au travail,
(A suivre.)
ABONNEZ-VOUS AU «POPULAIRE»
N° 17. Feuilleton du Populaire. 20-S-S6
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Alexandre Bogdanov
ROUGE
T raduit du russe
par Colette Peignot
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Manuscrit de Léonide
DEUXIEME PARTIE
I. — CHEZ ME.Y\1
Dans le cabinet de Menni, beau-r
coup de livres et. divers instruments
pour écrire, depuis lés: 'simples
crayons jusqu'aux dictapiiones. te
dernier appareil est fait, d’un méca¬
nisme compliqué grâce auquel l en-
llllHnimillipiliiHMiüHHÜMIflülflRlüWüllHIil'HiiriKI'HI'BlllItKM'üiMüHiWüllHlüH IlUiHIliiBIlinliliBHlillHilHIlilMIIIHIllHlïlHIliMiSIHiliiSlii'IHIiliHilHIliiBllliBIIIIBIIIinillHlIHIKHIiüHlIHÜIüHiHim
registrement du. phonographe trans- maladie. et' le mécontentèrent .gro.n-
met par un leyiër dé machine a j dàit parmi les survivants. Àü '-ma*-
t X.-. _ ’ c. u -
écrire la prononciation précise des
mots. Ainsi, 1 on bbtierit une traduc¬
tion exacte du texte dans l’atphabet
ordinaire. En outre ,1e. phonogram¬
me se conserve en son entier de
sorte quson puisse l'ùtilisër dè même
en traduction imprimée, selon ce qui
Sèthble le, plus pratique. .Ç<
Aü-dess-us'de .la tàl)le à écrire,, était
suspendu le portrait J, 'd’un Martien
d’âge moyen. J>s- traits - dû ;visâgç
rappelaient fbrteirieml. ceux/de Meri-
ni/rnais s’en différenciaient par. une
expression d’énérgie sévère et de
froide résolution, presque terrible et
fort étrangère à celle de Menni qui
reflétait toujours urie volonté câline
et sûre. M'emti- nie raconta: ['histoire
de cet homme. . /
.‘C’élnil. un de ses ancêtres, grand
ingénieur. II. .avait vécût longtemps
avant la révolution sociale/ à l’épo¬
que du percement, des grands canaux;
ces travaux grandioses furent orga¬
nisés d’après’ ses plans et exécutés
sous sadirection.Son premier, cqllabo-
ratéur, envieux de sa gloire et de sa
puissance, ourdit une intrigue contre
lui. 'Un 'dés canaux principaux; au¬
quel travaillaient quelques centaines
de milliers d’hommes, traversait lé?
marécages d’une région : insalubre-
Des milliers d ouvriers mouraient de
ment même où rjngëpieùr en chef
était • en p o unp a r 1 er s-a vec-l e gouver¬
nement au sujet des pensioüs à accor¬
der aux familles des victijriës, et: à
ceux qui avaient perdu, leur capa¬
cité ; de travail, son . premier collar
borateûr fit. de; l’agitation parmi les
mécontents : il les incita à- se imeitre
en grève eti à "exiger lejiransffrt /dés
travaux ailleurs ^revendication ir¬
réalisable . car elle teût icontrecarré
ioufc.le plan des .grands- trgvpux) .et
là dénnssison de.'i’îngéhieprj eh chef,
ce qui était évidemment . pofesible.
Qw.and céltit-cj fut informai il invita
étiez' lui son çollaborâlëur a. s'expli¬
quer et je tua sur placé/ Au procès,
l’ingéniéiir se refusa à -toute espèce
dè défense et déclara, seulement qn’jl
estimait son acte juste et indispen¬
sable; On le condamna; à'dèno’iribreu-
ses années de prison. ' •
; Mais il s’avéra ‘ bientôt q'u’aUcun
des ingénieurs, n’était de taille, à di¬
riger l’organisation* colossale 'des
travaux;, les malentendus commen¬
cèrent, lés désordres, lés dilapida¬
tions,, tout le mécanisme de l'affairé
?e détraqua, les. dépensés s’accrurent
de ■.centaines de millions e t le/niécon-
teivtemenl- des ouvriers -menaçait dé
tourner à- l’imsèrrèctiphs Lè'-gôüver-
némen’t- se hâta' dé : s'adresser- à ! l’an¬
cien ingéneur, on lui proposa la
grâce et "la- réintégration dans ses
fonctions. II -refusa résolument toute
grâce mais -consentit à diriger de la
prison les travaux.
Ties inspecteurs désignés, par lui
éolajrcirenf rapidement sûr place la
situation, : à la .suite de. quoi, des. mil¬
liers dungéniéiirs et d’ent repreneurs,
congédiés j passèrent, ep jugemènt.Les
àâlaSrésv furent- augmenté*, t’appro-
visiohnerpent de* travailleurs en
aourriture*:ëè :h’abits è,l en oiitils - r.é-
tirgâni&é, les plans des lraya.ux re¬
vu s” :ét corrigés. Bientôt, lordr* :
trouva pieftiëiiïenl .•rétabli* et . lîénbr-
(vift mécanisme ’rétriis en . marche,
exactement 'commé’ "un outil docile
entre leà mains d’un maitrerarüsan.
Le /maître ne dirigeait pas àeulêr
méiii; Coûte ■•l’entreprise; il élaborait
je plan de* travaux à venir et, en mè¬
mè temps,’. formait, en la personne
d’.un ingénieur énergique, un rempla¬
çant sorti dû milîeû ouvrier. A l’expi-
ratîon/de’ sa’ peiné, 'tout avait été si
bien préparé .que. le maitçeûngénieur
jugea .possible , de confier sans dan-
géitj'cfeüîfi'e à’ d’autres mains. Au mo-
mentf . unième où le premier ministre
vint, g la? prison pour. le libérer, l’in¬
génieur. én chef se -.suicida.
Quand -Menni me raconta tout cela,
son : visage èhangèa ’ étrangement/; ,j’ÿ
voyais cette expression dé’ rlgiïeùr
inflexible qui le faisait ressembler
tout à fait à son ancêtre. Et je sen¬
tis combien lui était proche, cet
homme mort depuis plus de cent an*.
La chambre des communications
était la pièce centrale de l’étage in¬
férieur. De* téléphones et des appa¬
reils d’optique correspondant? trans-
i’neltaiênt a n’importe quelle distan¬
ce’ l’image, de ce qui se passait, de¬
vant eux. Quelques-uns . des instru¬
ment* -reliaient. l'habitation de Men¬
ni à la Station’ des Cohiinuni-eàtions
et, de là, à toutes les maisons de la
ville et à toutes les villes lie la pla¬
nète. D'autres servaient de liens avec
le laboratoire souterrain que diri¬
geait. Menni ; ils étaient .cnnlinuelle-
iuenL en activité : sur quelques pla¬
qués finement quadrillées, on voyait
en petit dés salles claires où se trour
.vaient de grandes machines métalli¬
ques, des appareils de verre et. de¬
vant, de* dizaines et des centaines
de travailleurs. Je priai Menni de
m'emmener avec lui au laboratoire.
; — C’esl difficile, répondil-il. On- se
livre ià-bas à des travaux sur la
matière dans ses états. instables, et
aussi restreints que soient les ris¬
ques d’explosioh ou d’inloxicalipn
par lés rayons invisibles, le danger
existe en'dépit dé toutes nos précau¬
tions. 'Tous ne devez pas vous expo¬
ser parce que, vous êtes unique chéz
nous et qu’il n'y aurait personne
poilr, yoùS; remplacer. ’ / -
Dans le laboratoire personnel , de
M enni se. trou valent toujours le* ap¬
pareils et -les matériaux :se rappor¬
tant exclusivement, à se? recherches
du moment: v ;<-■-> :
Dans Je couloir -d-e. l’étage * inté¬
rieur, une nacelle aérienne élait
suspendue ail plafond ; on' pouvait’ à
tout’ moment y prendre place pour Se
diriger .n’imlpdfcte, où. , "' \
— Où habite Nètti ? demandai-je
à Menni., ■ > ■ ■ . *‘
u— Dans -la grande ville k deux
heures pâivlâ* voie des a irs. Tl ; s’y
trouve une usine de construction de
machines qui occupe quelques dizai¬
nes de niiiMiérsi'-d’npvrieds/ G’ést; là
un champ d’expériénees plus vaste
pour les recherches médicales de
M et I i. fci-iïiênie, nous avons un autre
médecin .
— Me sdra-t-il intçrdit de visiter,
à l’occasion; 1 usine des machines V-
— Naturellement, non. On n’y
court aucup danger. Si vous voulez,
nous irons ensemble dè?’ demain. ,
• Ainsi fut, fait. .
; ; II. —.A L’USINE •
Environ cinq cents kilomètres en
deux heures, c’est la vitesse du’ plus
rapide yoLde faucon, vitesse 'que nos
trains 'électriques n’oût- pas encore
atteinte-. - En bas, d’étranges paysa¬
ges /inconnus, se déroulent en inces¬
sante- succession ; plu* rapides, en¬
core,’ dès- Oiseaux nous frôlent, tout
aussi étranges et inconnus. Les
rayons- du soleil flamboient, bleu*
sur les loits dés maisons, jauneS sur
les coupoles de quelques édifices.
Les rivières .et les canaux brillent,
tels ! des rubans d’acier ; mes yeux
sè -reposent ’siir eux parce qu’ils sont
tbut k. fait semblables à ceux de, la
Terre. ! Voici une ville 'immense au
loin, elle apparaît,-, dressée autour
•i’un -petit lac et coupée d un canal.
La nacelle ralentit sa course et se
Ijose. légère. -auprès d’une jolie rnat-
soir ; celle de Netti.
'• Ueliii-ci ’ était chez lui et nous
acè-ueillil avec joie. Il prit place
dans noire- nacelle et nous nous diri-
ge'cVmes plus loin : l’usine était en¬
core k quelques kilomètres de l’au¬
tre côté du lac.
(A suivrt.)
ET
SECTIONS, MILITANTS
MUNICIPALITES DU PARTI
! nti* («mit , ut di tous ufrnttr «oui t*u» au.
|- : llaru et' irai faurniturei dt liknlrlt. t. ta
LIBRAIRIE POPULAIRE Su PARTI
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écrit* da «lira éirtl.
. . ..4
N° 18. Feuilleton du Populaire. 21-8-36.
S Alexandre Bogdanov £
L'ETOILE
ROUGE
T raduil du Tusse
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
DEUXIEME PARTIE
II. — A L’USINE
Cinq bâtiments énormes, disposés
eu forme de croix, tous de même
structure : une voûte de verre im¬
maculé reposant sur quelques di¬
zaines de sombres colonnas formant
cercle ou ellipse peu étendue ; entre
IIBPI
'iBIilIBIlüBDlBIWIBIiHBDl
mam
l!iBl!!!BjlB!!!!BI!0Bli!IBIIIB!iliBi!i!BfB19
l!iailllB!!!H
IIIBII!l!BlilIB!!!!B!ll!B!!l!B!!!!BII!IB!!I
l!!B!!l!BII!iB!lllBi!:
les colonnes, les mêmes plaques de
verre alternativement mates et
transparentes, constituent le mur
Nous nous arrêtâmes près du corps
<ie bâtiment' central, le plu? grand,
devant les portes qui, de colonne en
colonne, occupaient un intervalle
entier de dix mètres de large et
douze mètres de haut. Le plafond
du premier étage barrait horizonta¬
lement par le milieu l’espace de la
porte-; quelques doubles rails péné¬
traient par cette porte et se per¬
daient, à l’intérieur du bâtiment..
Nous voguâmes vers la moitié su¬
périeure de la porte et, assourdis par
le bruit des machines, atteignîmes
le deuxième étage. Toutefois, ce
n’était pas un étage indépendant au
sens exact du mot mais plutôt un
réseau dp petits ponts aériens entre¬
laçant de toutes parts de formida¬
bles machines dont la structure
m’était inconnue. A quelques mètres
au-dessus, un autre réseau sembla¬
ble, plus haut encore un troisième,
un quatrième, puis un cinquième ;
tous, faits d’un parquet do verre
enserré par des solives de . fer, re¬
liés par de nombreux ascenseurs et
d’escaliers, et chacun plus petit que
le précédent
Ni fumée, ni suie, ni odeur, ni fine
poussière. Dans une atmosphère pure
et fraîche, les machines inondées
d’une lumière tamisée et péné¬
trante travaillaient sur un rythme
harmonieux et mesuré. Elles tran¬
chaient, limaient, rabotaient, perfo¬
raient d’énormes morceaux de fer,
d’aluminium, de nickel,- de cuivre.
Les leviers, semblables à de gigan¬
tesques mains d’acier, se mouvaient
régulièrement et doucement: j'i. ,
grandes plates-formes allaient d’a¬
vant en arrière avec une exactitude
.élémentaire; les roues et les -cour¬
roies de transmission semblaient,
immobiles. Ce n'était pas la force
brute du feu et de la vapeur, mai!?
une force subtile et plus puissante
encore, celle de l’électricité, qui
était l'âme de cette machine redou¬
table.
Le bruit même des machinés,
quand l’oreille s’y accoutumait,
commençait à paraître presque mé¬
lodieux, sauf au moment où tombe
le marteau-pilon de quelques mil¬
liers de tonnes, car alors tout trem¬
ble dans un coup de tonnerre.
Des centaines d'ouvriers allaient
et venaient avec assurance entre les
machines ; ni leurs pas, ni leurs
voix n’étaient perceptible? dans
celte mer de bruits, L'expression des
visages ne reflétait aucun effort, pé¬
nible mais seulement une attention
calme. Ils ressemblaient à des obser¬
vateurs compétents, épris de scien¬
ce, et qui ne seraient eux-mêmes
pour rien dans tout, ce qui se passe.
Simplement, il était intéressant pour
eux de voir comment d’énormes
morceaux de métal tombent des pla¬
tes-formes mouvantes sous la cou¬
pole Vitrée, dans les étreinte? métal¬
liques des sombres monstres : com¬
ment, -ces monstres, ensuite, les
broient dans leurs fortes mâchoi¬
res, les agitent de leurs pattes
lourdes et, dures,;, les rabotent et. les
percent avec leurs griffes brillantes
et acérées: comment, enlin, les dé¬
bris de ce jeu cruel sont, em¬
portés d’un autre côté du bâti¬
ment par de -légers wagon? électri¬
ques, sous forme d’accessoires de
machines fini? et délicats, à destina¬
tion énigmatique. Il paraissait I ou I
nature] que les monstres d’acier ne
louchassent pas aux .petits contem¬
plateur? à grands yeux qui se pro¬
menaient de confiance parmi eux :
r, ’élail mépris de leur faiblesse, dé¬
dain d'une prise trop minime et
indigne de la force terrible des
géants. Il y avait lâ des fils invisibles
et insaisissables qui reliaient le ten¬
dre cerveau des hommes aux or¬
gane? indomptables de la machine.
Quand nous sortîmes enlin de
l’usine, le technicien qui nous con¬
duisait demanda si nous désirions
visiter de suite les autres bâtiments
| et les dépendances, ou si nous préfé-
[ rions nous interrompre pour pren¬
dre du repos. J’optai pour l’inter¬
ruption.
— J’ai vu le? machines et les ou¬
vriers, (lis-je, mais je ne nie repré¬
sente .nullement l’organisation du
travail. C'est à ce sujet que je vou¬
drais vous questionner.
En guise de réponse, le technicien
nous mena vers une poliie construc¬
tion de forme cubique, située entre
!o bâtiment central el l’un des bâ¬
timents- d’angle. Il y avait, trois
constructions semblables disposées
de la même façon. Leurs murs noirs
étaient couverts de bl-illants signes
blancs qui représentaient les la-
bleaux statistiques du travail. Je
connaissais déjà suffisamment la
langue pour les déchiffrer. Sur l’un,
marqué du numéro 1, il était ins¬
crit :
« La fabrication des machines dis¬
pose d’un excédent de 968.757 heu¬
res de travail chaque jour, dont
11.325 heures de spécialistes expé¬
rimentés.
« Dans cette usine, l’excédent est
de 753 heures, dont 29 de spécialis¬
as expérimentés.
« Les entreprises suivantes ne
manquent pas de main-d’œuvre :
agricoles, charbonnières, chimiques,
terrassements... », etc.
Différer, Is secteurs du travail
étaient énumérés par ordre alphabé-
I ique.
Sur ic tableau numéro 2 on lisait :
« La fabrication des vêlements a
encore un besoin journalier de
392.085 heures de travail, dont
21.380 heures de mécaniciens expé¬
rimentés poqr machines spéciales et.
7.852 heures d’organisateurs spécia¬
lisés.
« La fabrication des chaussures
a besoin de 79.300 heures, dont... »,
etc.
« Institut de comptabilité : 3.078
heures... », etc.
Le contenu des tableaux 3 et 4
était Je même. Dans la liste des sec-
leurs du travail, on trouvait ceux
de l’éducation des enfants en bas
âge, de 'l’éducation des enfants d’â¬
ge moyen, de la médecine des villes,
de la médecine des districts ruraux
et ainsi de suite.
— Pourquoi l’excédent de travail
n’est-il indiqué avec précision que
dans la fabrication dos machines et
le besoin de main-d'œuvre noté par¬
tout. avec de tels détails ? deman¬
dai-je.
— C’est très -compréhensible, ré¬
pondit Memii : il faut au moyen
des tableaux, influencer la réparti¬
tion, dû travail; pour cela, il est in¬
dispensable que chacun puisse voir
où manque la main-d’œuvre et dans
IBIiliBllliBIIIIBIÜIBIIliBlIlIBIIIIBililBIiHIllIfllIüBl'IBIIlIB
j quelle mesure. Avec des dispositions
identiques, ou à peu près égales,
pour deux emplois, un lunnme choi¬
sit celui d’entre eux où la pénurie
de travailleurs: est- Inclus- forte. I!
suffit d avoir les* données exactes
sur l’excédent de travail là où il se
fait sentir, afin que chaque ouvrier
dans ce domaine puisse consciem¬
ment tenir compte, et du degré de
l'excédent, et du degré de son in¬
clination à changer d’emploi.
Pendant que nous causions de la
SfR'le, je remarquais que quelques
chiffres, disparus du (aideau, étaient
immédiatement remplacés par d'au¬
tres. Je demandais ce que -cela si¬
gnifiait.
— Lés chiffres changent à cha¬
que heure, expliqua .Menai. En une
heure, quelques milliers .d'hommes
ont pu exprimer le désir de passer
d’un travail à un nuire. Le méca¬
nisme de statistique .centrale enre¬
gistre cela constamment et une
transmission électrique, répand ses
communications heure par heure.
— Mais de. quelle ma’nière la'sta-
tisfique centrale établit-elle ses
chiffres d’exrédent ou de défaut de
main-d’œuvre ?
(A suivre.)
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N° 19. Feuilleton du Populaire. 22-8-36
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par Colette Peignot
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Manuscrit de Léonide
DEUXIEME PARTIE
II. - A L’USINE
— L’institut de comptabilité a
partout des agences qui se tiennent
au courant du mouvement des pro¬
duits dans les entrepôts, du rende¬
ment de toutes les entreprises et
ges variation? qui s’y accomplis¬
sent dans l’effectif du personnel.
Par ce moyen, on sait exactement
ce qu'il faut produire et quelles
quantités, dans un dé'ai déterminé,
ainsi que le nombre d'heures de tra¬
vail exigées à cet effet. Ensuite, il
incombe à l'institut de calculer,
pour chaque secteur du travail, la
différence entre ce qui est et ce qui
devrait être, afin d’en donner con¬
naissance partout. I/afflux des vo¬
lontaires rétablit ailors l’équilibre.
— Mais la consommation des pro¬
duits n’est-elle limitée en rien ?
— En rien, absolument. Chacun
prend ce dont il a besoin et dans la
quantité voulue.
— Et l’on n’exigo rien qui res¬
semble à de l’argent V Aucun témoi¬
gnage de la somme de travail ac¬
compli ou à accomplir, ou quoi que
ce soit de ce genre ?
■ — Rien de- tel. Môme sans mon¬
naie, il n’y a jamais chez nous in¬
suffisance de travail libre : le tra¬
vail est un besoin naturel de l’hom¬
me social évolué et tous les aspects,
masqués ou apparents, de la con¬
trainte au travail sont absolument
superflus pour nous.
— Mais si la consommation n'est
limitée en rien, n’est-elle pas sujet¬
te à des oscillations brusques sus¬
ceptibles de renverser toutes les
données statistiques ?
— Evidemment non. Il se peut
qu’un homme en particulier se met¬
te à manger de telle ou telle nour¬
riture en quantité deux ou trois
foi,s plus grande que d'habitude, ou
veuille changer dix fois de costu¬
me en dix jours; mais une société
de trois milliards d’individus n’est
pas exposée à de telles variations.
V une aussi large échelle, les écarts
d'un côté et de l’autre se compen¬
sent, les grandeurs moyennes va¬
rient très lentement, d’une manière
strictement continue.
— Ainsi, votre statistique fonc¬
tionne pour ainsi dire automatique¬
ment : de simples calculs, rien de
plus ?
— Mais non. les difficultés sont
très grandes. L’institut de compta¬
bilité doit suivre de près les nouvel¬
les inventions et les changements
des conditions naturelles de produc¬
tion. pour les escompter avec préci¬
sion. Met-on en usage une nouvelle
machine ? Bile exige de suite un dé¬
placement de main-d'œuvre, tant
dans le secteur où elle est utilisée
que dans la construction des machi¬
nes et, parfois, dans la fabrication
du matériel dpsliné à l’un et l'autre
secteur. Une mine est-elle épuisée ?
De nouvelles richesses minérales
•sont-elles découvertes V Une fois de
plus, déplacement de main-d’œuvre
dans toute une série de branches de
! de la production : charbonnages,
constructions de 'voies ferrées, etc.
11 faut calculer cela depuis le
début, sinon tout à fait exacte¬
ment, au moins avec une approxi¬
mation suffisante ; ce n'est pas
du tout facile, tant que l’on n’a
pas les données de l'observation, di¬
recte.
— Devant de pareilles difficultés,
rernarquai-je, il est indispensable
d'avoir constamment quelque excé¬
dent de travailleurs en réserve.
— Justement, c’est en quoi con¬
siste le prinrjnal soutien de notre
système. Il ÿ a deux cents ans, quand
le .travail "collectif suffisait, tant
bien que mal, à satisfaire tous les
besoins de la société, une précision
rigoureuse était indispensable dans
les calculs, et la répartition du tra¬
vail ne pouvait môme s'effectuer en
toute liberté : il existait une jour¬
née de travail obligatoire, dans les
limites de laquelle on ne pouvait
toujours et pleinement compter avec
la vocatioh dès camarades. Mais
chaque invention, tout en créant à
la statistique des difficultés tempo¬
raires, allégeait la tâche principale:
la transition vers une liberté illi¬
mitée du travail. Au début, la jour¬
née de travail fut écourtée, ensuite
apparut dans tout les Secteurs de la
production un excédent et toute
obligation fut définitivement abolie,
Remarquez que les chiffres indi¬
quant le manque de travail sont in¬
signifiants pour chaque secteur :
milliers, dizaines, centaines de mil¬
liers d’heures, pas plus. Et cela, pour
des millions et des dizaines de mil¬
lions d'heures dépensées dans ces
mêmes secteurs.
— Cependant, le manque de tra¬
vail subsiste aussi, opposai-je. Il est
vrai qu'il se trouve sans doute cou¬
vert par l’excédent qui le suit. Est-
ce bien cela ?
— Pas seulement par l’excédent
suivant. En réalité, le calcul même
du travail nécessaire est fait de tel¬
le sorte qu’au chiffre de base s’a¬
joutent encore quelques quantités.
Dans les domaines les. plus impor-
fants pour la société, dans la pro¬
duction des aliments, des vêtements,
des maisons, des machines, ce sup¬
plément atteint 5 p. 100, dans les do¬
maines moins importants. 1,2 p. 100.
Ainsi, les chiffres de déficit, inscrits
sur ces tableaux n’exprimem-ils, en
général, qu’un déficit relatif, et non
absolu. Si les dizaines et les centai¬
nes de milliers d’heures indiquées
ici n'avaient pas été complétées, ce¬
la ne signifierait pas encore que la
société souffre du manque de pro¬
duits.
— Combien de temps chacun tra¬
vaille-t-il par jour, dans cette usi¬
ne, par exemple ?
BIIItBIlIlBIttlBIlliailIIBlIIlBIlIlBItlIBIIIIBItttBtilIBIIliBjütBI)
— La plus grande partie, deux
heures, une heure et demie, deux
heures et demie, répondit le techni¬
cien; mais il arrive que ce soit plus
ou moins. Ainsi, le camarade qui
dirige le marteau- pilon est captivé
par sa Lâche au point de ne laisser
personne le relayer pendant toute la
durée d'ouverture de l’usine, c’est-
à-dire six heures par. jour.
Je convertis mentalement en lan¬
gage terrestre tous ces chiffres
martiens selon lesquels la journée
est un peu plus longue que la nôtre
et divisée, en dix heures. Il appa¬
raissait que la journée normale de
travail correspondait à quatre, cinq,
six de nos heures ; et la plus lon¬
gue, à quinze heures, c’est-à-dire,
comme chez nous, sur la terre, dans
les entreprises les plus exploiteuses.
— N’est-il pas nuisible au cama¬
rade du marteau-pilon de travailler
si longtemps ? questionnai-je. ’
— Jusqu'à présent, non, répondit
Netti. Il pourra se permettre ce luxe
pendant six mois encore. Mais, natu¬
rellement. je l’ai prévenu des dan¬
gers qu’implique sa frénésie. L’un
d'eux est l’éventualité d'un accès de
folie qui, avec une force invincible,
le précipilerait sous le marteau.
L’année dernière, un caç. semblable
s’est produit dans cette même usi¬
ne, avec 'un autre mécanicien, lui
aussi amateur de sensations fortes.
Seul, un heureux hasard a permis
d’arrêter le marteau et d’empêcher
le suicide involontaire. La soif de
sensations fortes n'est pas encore en
soi une maladie, mais risque de le
devenir dès que le système nerveux
est tant soit peu ébranlé par le sur¬
menage, les épreuves morales ou
quelque autre maladie accidentelle.
En général, je ne perds pas de vue
les camarades qui se donnent sans
mesure à un travail uniforme, quel
qu’il soit.
— Mais le camarade dont nous
parlons ne devrait-il pas se restrein¬
dre, en raison de l'excédent constaté
dans la production des machines ?
— Evidemment, non ! s’exclama
Meniii en souriant. Pourquoi, lui.
précisément, devrait-il rétablir l'é¬
quilibre à son compte ? La statisti¬
que; n’oblige personne à rien. Cha¬
cun la prend en considération selon
ses propres supputations, mais ne
peut se déterminer nar elle seule. Si
vous aviez désiré etre embauché à
cette usine, on vous aurait vraisem¬
blablement trouvé un emploi, et la
statistique centrale aurait enregistré
un excédent d'une ou deux heures,
en tout et pour tout. La statistique
influe sur les changements massifs,
mais chaque individualité est .libre,
U. suivre.)
y
|lUl^linMBIMlllMllli«il!MlllipillMHIMIIllBll1lBiniMll[MlilMini«liiMiLjlipmi«llllMllllMlilMlllliMlllliil!llM!li«[ilMI)IMlHlBli!lWllli[Wllll»lill«IIIWi|il«lllMlilMIIMIÜiMlllMi[llMli;!W
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N* 20
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L’
feuilleton du Populaire.
23-8-36
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Alexandre Bogdanov
1:1011
ROUGE
8 T raduil du russe
? par Colette Peignot
■
■ -
■ ■H
Manuscrit de Léonide
DEUXIEME PARTIE
U. - A L’USINE
Durant, cet entretien, nous nous
étions suffisamment reposés pour
aller plus loin et continuer • ia
visite de l’usine. Ménni rentra clie::
lui. on l’appelait, au; laboratoire. ?
Le soir, je décidai de rester -chez
Nèlli : il: promit de m’emmener, le
jour suivant, à la «Maison des en¬
fants » où sa mère était l’une des
éducatrices.
III. - LA « MAISON DES ENFANTS »
‘La « Maison des enfants » occu¬
pait' tout lin quartier important, le
meilleur de la ville, peuplé de quin¬
ze à- vingt mille habitants. En fait,
celle population se composait pres¬
que exclusivement d’enfants et de
leurs éducateurs- Il existe, dans tou¬
tes les grandes villes de la planète,
de semblables établissements qui,
dans bien des cas, constituent de vé¬
ritables villes indépendants : c'est
seulement dans de petites agglomé¬
rations comme celle de la •« - ville. chi-
n.ique » (le Menni que l’on n’en trou¬
ve pas.
De grandes maisons à déux étages
et aux habituels toits bleus étaient
disséminées dans des jardins agré¬
mentés ne ruisseaux, d’étangs, de
terrains de jeux et de gymnastique,
de plates-bandes, de fleurs et d’heiv
bes potagères, de maisonnettes pour
tes' animaux domestiques et les oi¬
seaux... Une multitude d’enfants aux
grands yeux et d’on ne sait, quel
sexe grâce au costume identique
pour garçons et ; filles---. Il est vrai
quer parmi les Martiens adultes il
est également difficile de distinguer
les hommes des femmes d’après le
costume qui comporte seulement
quelque différence de style. Le cos¬
tume des hommes moule davantage
les formes du corps, celui des fem¬
mes a piulôt tendance à les mas¬
quer. En tout cas, la personne plutôt
âgée qui nous accueillit à la des¬
cente de la nacelle, devant , les por¬
tes d'une des plus grandes maisons,
élait à n'en pas douter une femme,
car Net I i en l’embrassant l’appela
« Maman ». Toutefois, au cours de
la conversation qui devait suivre, il
la désigna souvent comme toule au¬
tre camarade, simplement par son
nom : Nella.
. La Martienne connaissait déjà
l'objet de notre visite. Elle nous
amena directement à la « Maison
des enfants » et nous fit visiter les
sections, à commencer par celle des
aînés, limitée par l’adolescence. Les
petits' monstres se joignirent à nous
en chemin et nous suivirent en ob¬
servant, de leurs yeux immenses et
avec intérêt l’homme d’une autre
planèle : ils savaient bien à quelle
espèce d'humanité j’appartenais et
quand noiis fîmes le tour des derniè¬
res sections, une troupe entière nous
accompagnait, bien que la majorité
fut dispersée dans les jardins dès le
.matin.
Environ trois cents enfants de
tous âges habitaient, cette maison.
Je demandai à Me lia pourquoi tous
IlilIBIlIBlIilB'lilBIIiIBlilIBIIlIBlilIBIIIIBIIliBllliBlIBlilIBlIia
les âges se trouvaient mélangés et
non séparés, chacun dans .une maison
particulière, ce qui faciliterait con¬
sidérablement la division du travail
entre éducaleurs et simplifierait
leur lâche-
— Une telle organisation rendrait
impossible l’éducalion réelle, me ré¬
pondit Nella. Pour recevoir une édu¬
cation sociale, tes enfants doivent,
vivre en société et acquérir l’expé¬
rience et la connaissance de la vie,
surfont les uns par les autres. Iso¬
ler un âge d'un autre, signifierait
créer pour chaque un milieu vital
exclusif et étroit, dans lequel le dé¬
veloppement de l’homme futur s’ac¬
complirait par trop uniformément,
avec lenteur et monotonie. La dif¬
férence d'âge donne plus de champ
à l’activité directe. Les aînés des
enfants sont nos meilleurs auxiliai¬
res auprès des plus jeunes. Non seu¬
lement nous mélangeons sciemment
les âges les plus divers, mais nous
nous efforçons de rechercher pour
chaque maison d’enfants des éduca¬
leurs d'âges variés et de spécialités
pratiques différentes.
— Toutefois, dans cette maison,
les enfants sont répartis par section
correspondant à leur âge ; cela sem¬
ble en désaccord avec ce que vous
dites.
— Les enfants se rassemblent par
sections pour dormir, dé.jeunér, sou¬
per ; là. il n’est pas nécessaire de
mélanger les âges. Mais, pour les
jeux et les travaux il se groupent tou¬
jours comme il leur plaît. Lorsque
des cours littéraires ou sci.entifiqyes
ont lieu pour, les enfants d’une secr
tion, 1'audiloire se compose égale¬
ment de nombreux enfants de toutes
les autres sections. Ils choisissent
eux-mêmes leur société et aiment, à
fréquenter des camarades d’un autre
âge que le leur, surtout des adul¬
tes:
— Nella ! dit à ce moment un ga¬
min, se détachant de la troupe : Esta
a emporté ma barque que j'ai faiOri-
quée moi-même ; prends la barque
et rends-la moi.
— Où est-elle, Esta ? demanda
Nella.
— Elle est allée à l'étang pour
mettre la barque à l’eau, exphqua
l’enfant.
— Eh bien ! je n’ai pas le temps
d’aller là-bas maintenant ; qu’un des
aînés aille donc avec (ni pour con¬
vaincre Esta de ne pas le faire de
peine. Mais le mieux serait d’y aller
tout seul et de l’aider à mettre la
barque à l’eau ; il n'y a rien d’éton-
nant à ce que la barque lui ait plu
si elle est bien faite.
L’enfant' partit et Nella s’adressa
aux autres :
— El vous, enfants ! vous feriez
bien de, nous laisser seuls. Ce n’est
pas très agréable pour l’étranger d’ê¬
tre ainsi examiné par cent yeux écar-
qui liés. Imagine, Elvi, gu’une pareil¬
le foule d’étrangers te regarde atten¬
tivement. Que ferais-tu ?
— Je me sauverais, déclara brave¬
ment le plus proche de ta bande,
interpellé.
Et tous les enfants de se disper¬
ser à la minute même avec des ri¬
res. Nous entrâmes dans le jardin.
— Oui, voyez quelle est la force
du passé, dit en souriant l’éducatri¬
ce : il semble que le communisme
soit total chez nous et qu’il n’y ait.
■ presque jamais rien à refuser aux
enfants; où donc prennent-ils ce sen¬
timent de propriété individuelle V
Un enfant arrive et dit : « ma »
barque, que j’ai faite « moi-même ».
Et cela arrive très souvent, parfois
ils en viennent aux coups... Il n'y a
rien à faire, c’est la loi universelle
de la vie : l'évolution de l’organisme
répète succinctement l’évolution de
l’aspect de même que l’évolution de
la personnalité répète celle de la so¬
ciété. L’auto-détermination de l’en¬
fant moyen ou grand a, dans la plu¬
part, des cas, un caractère confusé¬
ment individualiste. L’approchp de
la puberté accentue encore cçtte
nuance. C’est seulement au cours de
l’adolescence que le milieu social
actuel triomphe en définitive des
vestiges du passé.
— Mais, faites-vous connaître aux
enfants ce passé ? demandai-je.
— Naturellement ; et ils aiment
beaucoup les conversations et les
récits sur l'ancien temps. An début,
ce sont pour eux de beaux contes un
peu étranges d’un monde lointain.
Cependant, les tableaux de combats
et, de violences éveillent, dans la pro¬
fondeur alavique des instincts d’en¬
fants, de troubles résonances. C’est
seulement par la suite, lorsqu’il a
surmonté en lui-même les vestiges
vivants du passé que l’enfant ap¬
prend à concevoir la chaîne au
temps. Les récits imagés deviennent
pour lui la réalité de l’histoire et
s’insèrent dans les chaînons vivants
de la continuité historique.
Nous allions par les allées d’un
vaste jardin. De temps en temps,
nous croisions deS groupes d’enfants
occupés à des jeux : creusement de
fossés, travaux manuels, construc¬
tions de cabanes ou simples conver¬
sations animées. Tous, s’en venaient
autour de moi, mais personne ne
nous suivait : ils étaient prévenus.
La majorité des groupes rencontrés
étaient d'âges mélangés, il s’y trou¬
vait même un ou deux adultes.
— Il y a beaucoup d’éducateurs
dans votre maison, remarquai-je.
»
(A suivre.)]
4
N° 21. Feuilleton du Populaire. 24-8-36.
K Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
DEUXIEME PARTIE
ni. - LA « MAISON DES ENFANTS »
_ Oui, surtout si l’on compte par ¬
mi eux les enfants plus âgés. Mais
nous avons seulement trois éduca¬
teurs spécialisés. Les autres adultes
que vous voyez sont, pour la plupart,
des mères et des pères qui habitent
chez nous provisoirement auprès de
leurs enfants, ou des jeunes gens qui
désirent étudier la question de l’é¬
ducation.
— Comment ? tous les parents qui
le désirent peuvent habiter ici avec
leurs enfants ?
— Oui, bien enlendu, et certaines
mères vivent ici quelques années.
Mais la plupart viennent de temps
à autre pour une semaine, deux se¬
maines, ou un mois. Les pères vien¬
nent plus rarement encore. Dans no¬
tre maison, il y a en tout soixante
chambres particulières pour les pa¬
rents, et pour les enfants qui' re¬
cherchent la solitude. Je ne me sou¬
viens pas que ces chambres aient
jamais fait défaut.
— Alors, les enfanls aussi se refu¬
sent parfois à vivre dans des locaux
communs ?
— Oui,’ les plus âgés préfèrent
souvent vivre seuls. Là se manifeste
en partie cet individualisme illimi¬
té dont je vous parlais, en partie une
simple tendance à écarter tout ce
qui distrait et disperse l’attention
des enfants enclins à approfondir
des études scientifiques. Parmi les
adultes, ceux qui. chez' nous, sont
absorbés par des recnerches scienti¬
fiques ou des créations artistiques
aiment aussi à vivre séparémenl.
A ce moment, devant nous, dans
une prairie, nous remarquâmes un
enfant de six à sept ans qui, bâton
en main, pourchassait une bête.
Nous accélérâmes le pas, l’enfant ne
fit pas attention à nous. Gomme
nous l’approchions, il atteignait sa
proie, une sorte de grande grenouil¬
le à laquelle il asséna un fort coup
de bâton. L’animal se traîna lente¬
ment dans 1 herbe avec une patte
brisée.
— Pourquoi as-tu fait cela, Aldo •'
demanda Nella avec calme. .
— Je ne pouvais pas arriver à l’at¬
traper, elle se sauvait tout le temps,
expliqua le garçon.
— Et sais-tu ce que tu as fait ?
tu as fait du mal à la grenouille, tu
lui a cassé la patte. Donne ton bâ¬
ton, je vais t'expliquer cela.
Le petit garçon donna, la canne à
Nella et, d’un mouvement rapide,
celle-ci lui frappa violemment la
main. Le garçon jeta un cri.
— Gela te fait mal, Aldo ? deman¬
da l’éducatrice, toujours aussi cal-
nie
— Très mal, méchante Nella ! ré-
pondit-il.
— Et tu as frappé la grenouille
plus fort encore. Je t’ai seulement
égratigné la main et tu lui as cassé
la patte. Non seulement, elle souffre
beaucoup plus que toi, mais elle ue
peut maintenant ni courir, ni sauter,
elle ne pourra plus trouver sa nour¬
riture et mourra de faim; ou bien,
de méchantes bétes la mordront sans
qu’elle puisse se défendre. Que pen¬
ses-tu de cela, Aldo ?
L’enfant restait là, silencieux, des
larmes de douleur aux yeux et te¬
nant, de sa main valide, la main
meurtrie. Puis, il devint pensif et
dit :
— Il faut réparer sa patte.
— Voilà qui est vrai, dit Netti.
Tu vas voir, je vais t’apprendre com¬
ment il faut faire.
Ils saisirent immédiatement l’ani¬
mal blessé qui se traînait à quelques
pas de là. Netti sortit son mouchoir,
lo coupa en bandes, et Aldo, sur ses
indications, lui apporta quelques fi---
nés brindilles. Ensuite, tous deux,
avec le sérieux de vrais enfants ab¬
sorbés par une affaire très grave, se
mirent à fixer un bandage solide sur
la patte de la grenouille.
Bientôt, Netti et moi, nous nous
disposâmes à rentrer à la maison.
— Mais, j’y songe ! dit Nella : vous
auriez pu rencontrer ce soir, chez
nous, votre vieil ami Enno. Il doit
faire une conférence aux aînés sur
la planète Vénus.
— Ainsi, il habile cette même vil¬
le ? questionnai-je.
— Non, l’observatoire où il travail¬
le se trouve à trois heures d’ici.
Mais il aime beaucoup les enfants
et il m’aime beaucoup, moi, sa vieil¬
le éducatrice. C’est pourquoi il vient
souvent ici et, chaque fois, raconte
aux enfants quelque chose d’intéres¬
sant.
Le soir, à l’heure indiquée, nous
réapparûmes à la « Maison des en¬
fants », dans le grand auditorium
où tous, sauf le? plus petits et quel¬
ques dizaines de grands, . se trou¬
vaient déjà rassemblés. Enno m’ac¬
cueillit avec joie.
— On dirait que j’ai choisi ce thè¬
me exprès pour vous, dit-il en plai¬
santant, Le retard.de votre planète
et les mauvaises mœurs de votre
humanité vous affligent. Or, je vais
parler d’une planète dont les plus
dignes représentants humains ne
sont encore que les dinosaures et les
pangolins volants, leur? mœurs pires
que celles de votre bourgeoisie. Là-
bas, le charbon ne brûle pas dans le
feü du capitalisme mais croit enco¬
re sous forme de gigantesques fo¬
rêts. Irons-nous ensemble un de ces
jours y chasser les ichtyosaures ?
Ce sont les Rothschild ej les Rockefel¬
ler du lieu; beaucoup plus sobres,- il
est vrai, que vos Terriens, mais en
revauche beaucoup moins cultivés.
(A suivre.)
N* 22. Feuilleton du Populaire. 25-S-36.
B
B
: ■ .
■
L'
_ _ Bff
H
Alexandre Bogdanov S
ETOILE
ROI
JGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
DEUXIEME PARTIE
ITT. — LA « MAISON' DÉS ENFANTS »
« Là-bas, c’est le règne fie l’accu¬
mulation la plus primitive, confinée
cher vous dans le Capital de votre
Marx... Mais Nella fronce le sourcil
considéré : je commence tout de
suite. »
Il décrivit de manière captivante
la lointaine planète, ses profonds
océans tempétueux et ses montagnes
d’une hauteur prodigieuse, son soleil
brûlant et ses épais nuages blancs,
ses ouragans terribles et se? orages,
ses monstres difformes, ses plantes
gigantesques et majestueuses. Il il¬
lustra tout cela de photographies
animées sur l’écran qui occupait un
mur entier de la salle. La voix d’Enno
était seule perceptible dans l’obscu¬
rité, une profonde attention régnait
dans la salle. Quand il décrivit l'es
aventures des premiers voyageur?
dans ce monde et raconta comment
l’un d’eux tua d’une grenade à main
un pangolin géant, il se produisit
dans la salle une petite scène cu¬
rieuse et passée inaperçue de la ma¬
jorité du public. Aldo, qui était alors
à côté de Nella, se mit à pleurer
subitement.
— Qu’as-tu ? demanda Nella, se
penchant vers lui.
— J'ai de la peine pour le monstre.
11 a eu très mal et il est tout à fa.t
mort, répondit doucement- le petit
garçon.
Nella embrassa l’enfant et lui- ex¬
pliqua quelque chose à mi-voix ; mais
il ne se calma pas de si tôt.
et désapprouve mon bavardage in¬
Enno, cependant, parlait des in¬
nombrables richesse?, naturelles de
cette merveilleuse planète, de ses
chutes d’eau grandioses d’une force
de cent millions de chevaux, des
plus riches gisements de radium à
une profondeur do quelques cen¬
taines de mètres, des provisions d’é¬
nergie pour des centaines de mil¬
liers d’années. Je né savais pas en¬
core assez la langue pour sentir la
beauté de T'exposé, mais les images
mêmes absorbaient, mon attention
aussi complètement que celle des en¬
fants. Quand Enno eut terminé et
que la salle fut éclairée, je ressen¬
tis de la tristesse comme il arrive
aux enfants à la fin d’une belle his¬
toire.
La leçon finie, commencèrent los
questions et les répliques des audi¬
teurs. Leis questions étaient aussi
variées que l’auditoire ; elles con¬
cernaient, soit les détails des photo¬
graphie? de la nature, soit les
moyens de combattre cette nature. U
y eut aussi cette question : dans
combien de temps devaient appa¬
raître sur Venus des êtres humains
sortis de sa propre nature, et quelle
serait la conformation de leur
ccrrp? ?
Les objections étaient, en général,
naïves mais parfois assez spirituelles
et tendaient surtout à rejeter cette
conclusion d’Eùno que, à l’époque j
présente, Vénus est une planète im¬
praticable pou-r les humains et que
c’est-à peiné si l’on parviendrai} bien¬
tôt â utiliser une part, si petite soit-
elle de ses immenses richesses. Les
jeunes optimistes s’élevèrent éner¬
giquement contre cette position qui
exprimait les vues de la majorité
des explorateurs. Enno signala que
le soleil brûlant et l’air humide, avec
un pullulement de bactéries, cons¬
tituent pour les gen? un danger de
nombreuses maladies dont avaient
souffert tous les voyageurs ayant
visité Vénus ; que, de plus, les oura¬
gans et les orages rendent tout tra¬
vail difficile, mettent les vie? en pé¬
ril, etc.
Les enfants trouvaient étrange
de reculer devant, de tels obstacles
alors qu’il s’agissait de s'emparer
d'une si belle planète. Pour lutter
centre les maladies et les bactéries,
il fallait envoyer là-bas le plus tôt
possible des milliers de médecins ;
pour combattre les ouragans et les
orages, cent mille bâtisseurs qui
conduiraient, où il le faut, des murs
très hauts et poseraient des paraton¬
nerres. « Que quatre-vingt-dix pé¬
rissent, dit un ardent garçon de 12
ans, il vaut la peine de mourir poiir
remporter la victoire ! ». A voir son
regard enflammé, on pouvait être
sûr que lui-même ne se refuserait
pas à être au nombre des quatre-
vingt-dix.
Enno détruisit, avec calme et dou¬
ceur, les châteaux de cartes de ses
contradicteurs, mais il était visiblo
qu’en son for intérieur il sympathi¬
sait avec eux et que, sous une vivo
fantaisie, il cachait des plans tout
aussi décisifs, quoique plus réfléchis,
mais ne comportant pas mffinis d'ab¬
négation.
11 n’avait pas encore été lui-même
sur Vénus mais, rien qu’à son en¬
thousiasme, il était clair que la beau¬
té et les dangers de celte planète
l’attiraient fortement
Quand l’entretien fût terminé, En-
no partit en même temps que nous.
Tl décida de rester un jour encore
dans celte vide et me proposa d’al¬
ler avec lui le lendemain au musée
d’art. Netti était occupé, on l’appelait
ailleurs pour un grand congrès de
médecine.
IV. - LE MUSEE D’ART
— Jè n’aurais jamais supposé qu’il
existât cliex vous un musée spécial
d’œuvres d'art, dis-je à Enno en al¬
lant au musée Je pensais que ies
galeries de. peinture et de sculpture
sont justement une particularité du
capitalisme, avec leur luxe à effets
et. leur tendance à un entassement
grossier des richesses. Je pensais
que dans une société socialiste, l'art
devait s'épanouir partout avec la vie,
dont il est l'ornement.
— Aussi . ne vous êtes-vous pas
trompé, répondit Enno. La plus
grande part des productions artisti¬
ques est toujours destinée, chez nous,
aux édifices sociaux c’est-à-dire
ceux où nous traitons les affaires
publiques, où nous nous livrons à
l’étude et aux recherches, où nous
nous reposons-. Nous déoorons beau¬
coup moins nos fabriques et nos usi¬
nes : l'esthétique des puissanles ma¬
chines et de leur mouvement ordon¬
né nous plaît en elle-même, bien peu
de productions artistiques s’harmo¬
niseraient avec elle sans en dissiper
et affaiblir l'impression. Nous dé¬
corons , moins encore nos maison?,
dans lesquelles la plupart d'entre
nous vivent fort peu. Mais nos mu¬
sées d’art sont, des institutions scien-
tifico-esthétiques, ce sont des écoles
destinées à l’étude du développement
des arts, ou plutôt de l’évolution hu¬
maine dans son activité artistique.
I>e Musée élaii. situé sur le lac.
dans une petite île qu’un pont étroit
reliait à la berge. L’édifice, un qua¬
drilatère allongé, entouré d’un jar¬
din avec de hautes fontaines et
quantité dp fleurs bleues, blanches,
noires et vertes, était délicatement
orné à l’extérieur et baigné de lu¬
mière à l’intérieur.
On n’y voyait pas celte accumula¬
tion absurde do, statue?, et de ta¬
bleaux comme dans les grands mu¬
sées de la Terre. Devant moi se dé¬
roulait, en quelques centaines d’ima¬
gos, la chaîne du développement des
arts plastiques depuis le?, travaux
primitifs des temps préhistoriques
jusqu’aux productions techniques-
idéales du dernier sièclè. Et du com¬
mencement à la fin, on sentait par¬
tout l’empreinte de celte intégrité
vivante que l’on appelle « génie ».
C’était, à n’en pas douter, les meil¬
leures œuvres de toutes les époques.
Pour comprendre clairement la
beauté de cet .autre monde, il faut
en connaître profondément la vie, et
pour donner aux autres la notion de
cette beauté, il est indispensable d’y
participer soi-même organique¬
ment... Voilà pourquoi il m’est im¬
possible de décrire ce que j’ai vu tà-
bas : je puis seulement donner un
aperçu et quelques indications som¬
maires de -ce qui m’a le plus frappé.
(A suivre.)
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oi ” . ‘ • * — * ” . .
N*-,23i Feuilleton du Populaire. 26 8-36
III
IKHlilB!!»
III
ii;ih;!I!I
KiiB'iiini!
Alexandre Bogdanov
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
; DEUXIEME PARTIE
IV. — LE MUSEE U’AKT
Le thàma fondamental des Mar¬
tiens, comme celui de notre propre
sculpture, c’est le corps humain. Les
différences de constitution physique
entre Martiens et Terriens ne sont
pas grandes en général ; si l’on en
excepte le contraste très accusé
dans la grandeur des yeux et, donc,
dans la structure, du crâne, ces dis-
semb'anees ne dépassent pas celles
qui exjslerit entre racés humaines.
Je rie '• saurais les expliquer avec
exactitude,’. connaissant trop mal l'a¬
natomie, mais mes yeux s y accoutu¬
mèrent facilement et les accueillirent
du premier coup, non comme une
difformité mais comme une origi¬
nalité.
Je remarquai, entre les constitu¬
tions masculine et féminine, une
analogie plus grande que chez la ma¬
jorité des races terrestres : les épau¬
les comparativement larges des
femmes ne sont pas très apparentes,
grâce à quelque embonpoint ; la mus*
culature sailîante des hommes et leur
bassin moins étroit atténuent la dif¬
férence: D’ailleurs, cela a trait sur¬
tout à l’époque récente, époque dé
libre développement humain ; dans
les statue? de la période capitaliste,
les distinctions de sexes sont plus
fortement marquées. Il est visible
que l’esclavage domestique de la
femme et la lutte fiévreuse de l’hom¬
me pour l’existence déforment leurs
corps de manière dispara Le.
Pas une minute, je ne perdis la
conscience tantôt claire, tantôt trou¬
ble, d'être devant des images' d’un
i monde étranger ; elle prêtait- à mes
' impressions une teinte étrange, com¬
me mi-transpa rente. Et même le
beau, corps féminin de ces statues et
des -tableaux1 éveillait en inoi un sen¬
timent incompréhensible qui ne res;
semblait en rien à l’inclination es-
thèlico-amoureuse que je connais¬
sais, mais rappelait plùtét ces pres¬
sentiments obscurs qui me trou¬
blaient il y a bien longtemps, à la
limite de l’enfance et de l’adoles¬
cence
. Les statues des premières époques
étaient uniro ores comme chez nous
et les .plus récente?, de couleur na¬
turelle. Cela ne me surprit pas. J’ai
louiours pensé que la répudiation
de la réalité ne saurait être un élé¬
ment indispensable de l’art, qu elle
est même anliartistique ' lorsqu’elle
restreint la richesse de conception
comme la monochromie de la sculp¬
ture et, en ce cas, ne peut aider mais
entraver l’idéalisation artistique de
la vie.
Dans les statues et les tableaux des
époques anciennes, comme dans noire
sculpture antique, prédominaient des
formes d’une sérénité sublime r— re¬
flet? d'une harmonie paisible, libre
de toute, tension. Aux époques
moyennes de transition intervient un
autre caractère : l’élan; la passion,
les aspirations tourmentées, parfois
atténuées jusqu’à l’égarement du
rêve, érotique, ou religieux, parfois
rompant brutalement là limite de
tension des forces en déséquilibre de
l’âme et du corps. A l'époque socia¬
liste, le caractère essentiel change à
nouveau : c’est lé mouvement har¬
monieux, la manifestation calme et
sûre, de la force, l’action étrangère
à tout effort maladif, les tendances
libres de toute inquiétude, l’activité
vivante pénétrée de la conscience de
son unité ordonnée pl de sa raison
invincible.
Si l’idéale beau lé féminine de l'art
antique exprimait une infinie poss;-
bilité d’amour tandis que la beauté
idéale du Moyen-Age et de la Ile-
naissance traduit une inextinguible
soif d’amour mystique ou sensuel --
en revanche, ici, l'idéale beauté de
cet autre monde qui nous devance
incarne l’amour dans une calme et
fière conscience de soi, l'amour mê¬
me,. clair, lumineux, triomphant.
La caractéristique des œuvres ré¬
centes comme, des anciennes est
l’extraordinaire simplicité d’un motif
unique. Des êtres humains com¬
plexes sont représentés avec leur
riche contenu, vital et harmonieux ;
on choisit 'es moments de leur vie
où la personnalité se concentre toute
dans un certain sentiment vers un
certain bu U Les. théines préférés des,
artistes, sont l’extase de la pensée
créatrice, l’extase de l’amour, l’exta¬
se -de.-, la -contemplation de la nature,
la sérénité dans l’acceptation de la
mort, sujets qui expriment profon¬
dément l'essence même de la grande
race qui sait- vivre dans sa pléni¬
tude, mourir avec conscience et di¬
gnité: -
La section 'de peinture et de sculp¬
ture constituait une moitié du mu¬
sée, l’autre moitié entièrement conr
sacrée à l'architecture. Sous le terme
d’architecture, les Martiens englo¬
bent non seulement l'esthétique des
bâtiments et des grandes construc¬
tions du génie civil, mais aussi l'es¬
thétique do« meubles, des outils, des
machine? et, en général, de tout oc
qui est matériellement utile. On peut
'juger du râle très important joué par
cet art dans leur vie à la manière
particulièrement complète et soignée
dont est. composée cette collection.
Depuis les habitations primitives des
cavernes avec leurs ustensiles gros¬
sièrement décorés, jusqu’aux somp¬
tueux' édifice® puh’ics de verre et
d'aluminium dont l'agencement in¬
térieur esl dû aux meilleurs artistes,
jusqu’aux usines. géantes et leurs ma¬
chines -d’une redoutable beauté, jus¬
qu’aux. immensp? canaux avec leurs
quais de granit et leurs périls
aériens — là se~trouvaieat représen¬
tées toutes les formes typique? sous
l’aspect de tableaux, de plans, de mo¬
dèles et surlou-i de stéréogrammes
qui, dans de grands - stéréoscopes,
donnaient des reproduction? avec
une pleine illusion d'identité. L’es¬
thétique des jardins, des champs et
des parcs ' tenait une place à part :
aussi étrangère que me fût . la na¬
ture de la planète, j’élais déjà sen¬
sible à la beauté de ces combinai¬
son? de fleurs H de formes qui fai¬
saient de celle nature le génie col¬
lectif de la rare aux grands yeux.
Dans l'ancien temps, il arrivait
souvent, comme chez nous, que l’élé¬
gance existât au détriment de la
commodité, que les décorations nui¬
sissent à la solidité ; en ce cas, l’art
faisait violence à la .destination
utile, directe des objels. Mes yeux
ne surprirent rien de semblable dans
les œuvres contemporaines, pas plus
dans l'ameublement que dans-l’outil-
laçe ou la construction. Je deman¬
dai à Enno Si le? architectes martiens
admettaient de tendre plutôt à la
beauté qu’à la perfection pratique
des objels.
— Jamais, répondit Enno, ce serait
une beauté fausse, un artifice et non
de l’art.
A l’époque pré-socialiste, les Mar¬
tiens érigeaient des monuments â
leur? grands hommes, maintenant [
■HiliHl!!H!;HII!«llllHI!IHII!HII!Hi:m;!IHmm!inai
ils en élèvent en souvenir des grands.,
événements. comme la première -ten- -
tative d’atteindre la Terre (qui -se
termina par la perte des explora¬
teurs), l’enrayemerit d'une épidémie
mort elle, la découverte de la décom¬
position et de la synthèse, de tous les
éléments chimiques. Une série de
monuments était exposée dans les
stéréogrammes de la section où se
trouvaient les mausolées et les
églises (la religion .ayant existé, au¬
trefois chez les Martiens). Un des
derniers monuments aux grands
hommes était dédié fi cet ingénieur
dont m'avait parlé Menni. L'artiste
sut représenter la force d’âme' de
l’homme qui avait conduit avec suc¬
res l’année du travail au combat
contre la natwo et récusé fièrement
le pusillanime .jugement moral de ses
dcles. Lorsque je m’arrêtai dans une
méditation involontaire devant le
monument, Enno prononça à voix
basse quelques vers exprimant la
tragédie intérieure du héros.
— De qui sont ces ver? ? deman¬
dai-je.
— De moi, répondit Enno. Je les
aj écrits pour Menni.
(à suivre.)
ewsmiuvmvwwmwvuiw
ABONNEZ-VOUS AU «POPULAIRE»
îî» i J. Fèuillèton du Populaire. 27-8-36.
iiiMiina!!!
«BiBIKlMIÎIWHBlilW»»
IlilHill
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5 Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
T raduif d u russe
B par Colette Peignol
i SS&Kl '
Manuscrit de Léonîde
" DEUXIEME PARTIE
IV. — LE MUSEE D’ART
Sans pouvoir juger de la beauté
intrinsèque du poème, j’eà saisissais
là claire inspiration, le rythrrtë mu¬
sical, la rime sonôre et riche. Ce qui
donàe une autre orientation à mes
pensées.
— Ainsi, une cadencé ét une riméj
sévères régnent éncorè dans votre
poésie ?
— Certes, dit Enno avec une
nuancé d'étonnement. Est-ce que cë-
la ne vous paraît pas beau ?
— Non, ce û'èst pàs cèla, expli¬
quai-je, mais chez nous, une opinion
est très répandue selon laquelle cette
forme serait née du goût des classés
dirigeantes de notre société, comme
le reflet de leur caprice et de leur
engouement pour les conventions qui
entravent la liberté du langage poéti¬
que. On en conclut que la poésie de
révenir, celle de Tàge socialiste, doit
répudier et oublier ces lois gênantes.
— C’est complètement faux, répli¬
qua Enno avec ardeur. La justesse
rythmique nous semble belle, non par
i-ngouement conventionnel ruais par¬
ce qu’elle s'harmonise profondé¬
ment avec la régularité des proces¬
sus rythmés de notre vie et de nôtre
conscience sociale. Et la rime' qui
parachève une suite variéè d’accords
finaux identiques n’est-èlle pas ap¬
parentée dè mèmè à cè lien . vivant
des êtres humains par lequel leur
diversité intime est couronnée par
l’unité dans l’amour, l’unité, dans lè
travail, l’uùité dans l’inspiration ar¬
tistique. Sans rvthnie, ,il n’y aurait
pas d’àrt. A défaut du rythme dès
Sons, il doit exister et, plue* rigou¬
reux encore, le rythme des imagés,
le rythme des idées--- Et s'il est vrai
que la rimé soit d’Originé féodale,
alors on pèut en dire autant de beau¬
coup d’àutres belles et bonnes
choses.
— Mais, cependant la rime, ên ef¬
fet, gène et entrave l'expression dè
l’idée poétique ?
— Et qu’est-ce que cela prouvé '!
Cètle gêne ne découlè-t-élle pas du
but que s’assigne librement l’artiste ?
Elle ne fait pas qu'entraver, elle
•perfectionne l’expression .de l’idée
poétique et c’est en vertu de cela
même qu’elle existe. Plus le. but est
complexe, plus la veine pour y par¬
venir est difficile et, par conséquent,
plus grande e9t la gêne dans cette
voie. Si vous voulez construire un
bel édifice, combien, de règles de la
technique et de Thymome détermi¬
neront, c’est-fe-dire « gêneront. » votre
travail ? Vous étés libre dans lè
choix du but. c’est là précisément
l’unique liberté humaine. Mais le
choix du but implique lés moyens
pour l’atteindre.
Nous sortîmes dans le jardin afin
de fions reposer de tant d’impres¬
sions diverses. C’était par une clairè
èt douce soirée de printemps. Lès
fleurs cemmençaiéût à roulèr leurs
calices et leurs feuilles pour les fer¬
mer durant la nuit, particularité
commune à toutes les plantes sur
Mars, en raisbn des nuits froides. Je
ranimai la conversation commencée.
— DiteS-moi, quel genres prédo¬
minent à l'heure actuelle dans votre
littérature ?
— Le drame, surtout la tragédie,
et la poésie inspirée de la nature, ré¬
pondit Enno.
— Quel peut être le contenu de
votre tragédie ? Où donc en trouver
le thème dans votre existence heu¬
reuse et pacifique ?
— Heureuse ? Pacifique ? Où
avez-vous pris cela ? Chez nous, la
paix règne entre les hommes, c’est
vrai, mais il n’y a pas de paix avec
la force de la nature et il ne sau¬
rait y en avoir. C’est une ennemie,
dont Ta défaite comporte toujours
une nouvelle menace. Avant la der¬
nière période de notre histoire, nous
.avons plusieurs fois décuplé l’exploi¬
tation de la planète, notre population
augmente et nos besoins 'â’accrois-
sènt sans comparaison plus vite en¬
core. Lè dangèr d’épuisement des
forces et ressources naturelles nous
a menacés plus d'une fois, dans un
domaine ou l’autre du travail, Jus¬
qu’à présent, nous l'avons surmonté
sans recourir à ce que nous haïs¬
sons : l'abréviation de la vie, en
elle-même où' dans la' descendance ;
mais maintenant^ la lutte prend un
caractère particulièrement sérieux.
— Je n’aurais jamais cru que, avec
votre puissance technique, et scienti¬
fique, de tels dangers • fussent pos¬
sibles. Vous dites que cela est déjà
arrivé dans votre histoire '?
— Il n’y a que spixanle-dix ans,
quand les stocks de charbon furent
épuisés et que le passage à la houille
blanche et à l’énergie électrique n'é¬
tait pas encore accompli, il noua a
fallu, pour construire uue grande
quantité de nouvelles machines, ae-
truire une partie importante des fo¬
rêts qui nous étaient précieuses, ce
qui a enlaidi notre planète pour des
dizaines d'années ■ et à Itéré. notre
climat. Quand nous sortîmes de
cette, crise, voici vingt ans, il appa¬
rut que l’pn arrivait à la fin du mi¬
nerai de fer. On commença une étude
rapide des alliage?, durs de l'alumi¬
nium et. le contingent colossal de
moyens techniques dont nous dispo¬
sions fut concentré sur l’extraction
électrique de l'aluminium du sol. A
présent, d’après les calculs des sta¬
tisticiens, nous serons menacés d^ns
trente ans d’une raréfaction des vi¬
vres si, d'ici là, on n’a pas réalisé la
synthèse des albuminoïdes tirés des
éléments naturèls.
— Et les autres planètes ? objec-
tai-je. Est-il invpossible d’y trouver
de quoi combler votre déficit ?
— Où ? Vénus ? elle est apparem¬
ment inabordable. La Terre ? elle a
son humanité et, d’ailleurs, on. n a
pas encore élucidé la possibilité pour
'nous d’utiliser ses forces. Le par¬
cours seul exige chaque fois une
formidable dépense d’énergie et les
provisions de matière radiante indis¬
pensables pour l’effectuer sont,
d’après Menni, qui m’a récemment
mis au courant de ses dernières in¬
vestigations, très réduites sur notre
planète. Non, il y a de grandes dif¬
ficultés de tous côtés, et plus notre
humanité serre étroitement ses
rangs pour conquérir la nature, plus
les "éléments semblent se coaliser
ipour venger leur défaite.
— Mais il suffirait toujours, par
exemple, de restreindre la natalité
pour' améliorer les’ choses ?
— Restreindre ,1a natalité ? Voilà
bien une vlcfbirè des éléments. Ce
serait le renoncement à la croissance
illimitée de l’humanité, l’arrêt inévi¬
table de la vie à l’une des plus pro¬
chaines étapes. Nous vainquons tant
que nous attaquons. Quand nous re¬
noncerons à multiplier notre armée
cela signifiera que nous pommes as¬
siégés par les éléments de tous les
c.’.fSs Alnra faihlira la foi en noire
force collective, en notre grande vie
commune. Chacun perdra, avec cette
foi, le sens de sa propre vie car en
chacun de nous, petites cellules d'un
immense organisme, vit un tout dont
vit chacun de nous. Non 1 restreindre
les naissances, c’est la dernière cho¬
se à laquelle nous nou*. résoudrons,
et, si cela arrive malgré notre vo¬
lonté, ce sera le commencement do
la fin.
— Bon, je comprends que la tragé¬
die du tout existe toujours pour
vous, au moins comme éventualité
menaçante. Mais tant que la victoire
reste à l’humanité, l’individu est as¬
sez à Tahri de cette tragédie de la
collectivité ; même quand vient le
danger direct, les efforts et les mal¬
heurs indicibles d’un combat in¬
tense se répartissent si également
entre d’innombrables individus qu’ils
ne peuvent troubler sérieusement
leur bonheur. Et il semble que rien
ne manque chez vous à ce bonheur.
(A suivre.)
CHANGEMENT
D’ADRESSE Toute demande de
♦ changement d’adres-
♦ se doit être accompagnée de
♦ 1 franc en timbres-poste et
♦ de la dernière bande du
♦ journal,
a» iilil «1 a! Ilili nm mil lllll €i 1 liiil 11 » Ml HiH lllll iltl lllll B
il llü lllll ; mil 1JII 1: Jllll I,U IB !l!!i ,, lllll 11 lllll II lllll lllj M li
K» 25. Feuilleton, du Populaire. 28-8-36.
R Alexandre Bogdanov L
■ — - • ” ■
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manufcrit de Léonîde
DEUXIEME PARTIE
rv. — LE MUSEE D’ART
, — Notre bonheur ! Mais est-il pos¬
sible à un individu de ne pas ressen¬
tir fortement et profondément les se¬
cousses de la vie du tout, en lequel
est son commencement et sa fin ? Et
de la limitation mênie de tout être
distinct par rapport à son tout,
comme de son impuissance à se foû-
dre pleinement dans ce tout, à dis¬
soudre en hii sa conscience et à le
saisir par la conscience, ne s’ensuit-
il pas de profondes contradictions de
la vie ? Ces contradictions vous pa¬
raissent incompréhensibles ? C’est
parce qu’elles sont obscurcies dans
votre monde par d’autres contradic¬
tions plus } ww lies et plus grossières.
La lutte des classes, des groupes, des
personnalités, vous prive de l’idée
du tout et en môme temps du bon¬
heur et des souffrances qu’elle com¬
porte. J’ai vu votre monde, je . ne
pourrais supporter un dixième de la
folie où vivent vos frères. Mais c’est
justement pour cela que je ne me
permettrais pas de dire qui de nous
est plus proche d’un calme bonheur :
plus l'existence est harmonieuse et
énuitibrée,’ plus poignantes sont .les
dissonances inévitables.
_ Mais dites-moi, Enno, vous par
exemple, n’ôtes-vous pas un homme
heureux ? Jeunesse, science, poésie,
et sans doute amour... Qu’avez-vous
pu éprouver de si pénible pour par¬
ler avec tànt de flamme de la tra¬
gédie de la vie ?
— Ah ! très bien dit-! s’exclama
Enno avec un rire étrange. Vous ne
savez pas que le joyeux Enno était
déjà décidé à mourir. Si Menni avait
tardé un seul jour à lui écrire six
mots qui dérangèrent tous ses pro¬
jets : « Ne voulez-vous pas aller sur
la Terre ? », vous n’auriez pas con¬
nu votre heureux, compagnon de
voyage. Mais je ne puis vpus expli¬
quer tout cela maintenant. Vous ver¬
rez vous-même par la suite que si le
bonheur existe chez nous, ce n’est pas
ce paisible et calme bonheur dont
vous parliez.
Je n’osai pas questionner plus
avant. Nous nous levâmes et. retour¬
nâmes au Musée. Mais il m’était im¬
possible de regarder méthodiquement
los collections : mon attention était
dispersée, mes pensées fuyantes. Je
m’arrêtai à la section de sculpture
devant une statue des plus, modernes
icprésentant un merveilleux garçon.
f.es traits de son visage rappelaient
ceux de Nè.tti ; mais ce qui me frap¬
pa le plus, c’est l'art avec lequel l’ar¬
tiste avait réussi à incarner dans un
corps indéterminé et des trait im¬
précis le génie, et aussi le regard alar¬
mé et scrutateur de l’enfant. Jè res¬
tai longtemps immobile devant la
statue et perdis conscience de tout
le reste quand la voix dTSnno me
contraignit à reprendre mes esprits.
— C’est vous, dit-il,' montrant le
garçon, c’est votre monde. Ce serq un
monde superbe, mais il est ■■ encore
dans l’enfance; voyez quels rêves
troubles, quelles images inquiétantes soucis. Cèla m’était très agréable et f,
agitent sa conscience— Il est à demi je m’endormis au bout dé quelques f8
endormi, mais il s’éveillera, je le minutes. A mon réveil, .Netti était di
sens, je le crois profondément 1 auprès dé moi et me régardait où
La joie que me causèrent ces mots souriant.
fut mêlé d’un étrange regret : « Que
n’est-ce Netti qui a dit cela ! »
V. — A L’HOPITAL
Je rentrai à la maison très fali-
— Etes-vous’ mieux, maintenant’/
demanda-t-il.
‘ — Je me porte tout à fait bien et
vous, êtes un médecin génial, répon¬
dis-je. Retournez à vos malades et
gué ; après deux nuits d’insomnie et ne vous inquiétez pas dé moi
_ : _ ' _ i ; A. — „ /l'in/innnniln /in Vlnn ~ ~ t téniv,lr,;
une journée entière d’incapacité de _ Mon travail est terminé pour
travail, je décidai d’aller de nouveau aujourd'hui. Si vous le désirez, je
chez Netti, n’ayant nulle envie de vais vous montrer notre hôpital, jpro-
m’adresser à un médecin inconnu de posa Netti
la ville chimique. Netti travaillait Cela m'intéressait vivement et nous
dès le matin à l’hôpital ; c'est là que fîmes le tour de cette vaste et belle
ie le retrouvai après la consultation, maison.
u « i m ri J _ 1 _ _ } i „ .;:«4 T» _ ; 1 ' _ _ 1 _ i_L _ . / _ ; _ : _ >
Quand il me vit dans la salle, il vint
tout de suite à moi, regarda atlenti-
maison.
Parmi lés malades, prédominaient
les nerveux et les opérés. La plupart
vcment mon visage, me prit par la de ces derniers étaient victimes d’ac-
main et m’emmena dans une petite cidents aux machines.
chambre écartée où une douce lu-
Vous n’avez donc pas de moyens
mière bleue pâle se mêlait à une de protection suffisants dans les
odeur légère de parfums inconnus, usines et les fabriques ? question-
Un silence absolu régnait Netti, me nai-je.
fit asseoir confortablement dans un (X suivre.)
fauteuil profond et. dit
tez de rien. Aujourd'hui, je prends PAYABLE 100 FRANCS PAR MOIS
tout sur moi. Reposez-vous, jè re- salue a mander ou ohambre chên*
(A suivre.)
viomtrsi ensuite «eulpté, -fabrication sar&otie. SANS VER-
Menorai ensuite. sement d-avance Bail d-Bxpooitiw . ,
Tl sortit et je ne pensai à rien, Française du Msubia, iss, boulevard
ne m'inquiétai de rien, puisqu’il avait voitairo, Paris. (Métro dharonno.)
pris à charge mes pensées et mes BgRÊgtJKnÊÊÊ/KÊÊÊÊÊÊÊ^ÊM
S té Français* du Mtubla, ISS,
N* 26. Feuilleton du Populaire. 29-8-36.
■ - ■
S Alexandre Bogdanov ■
L’ETOILÊ
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
DEUXIEME PARTIE
V. — A L’HOPITAL
— La' protection complète, ex¬
cluant tout accident, n’existe pour
ainsi dire pas. Mais ici, sont rassem¬
blas tous les malades d’une région
peuplée de plus de deux millions
d’individus ; or, pour une telle popu¬
lation, quelques dizaines de victimes,
ce n’est pas énorme. Le plus sou¬
vent, ce sont des novices qui ne sont
pas encore familiarisés avec la struc¬
ture des machines auxquelles ils tra¬
vaillent : car chez nous, on aime a
passer d’un secteur à l’autre de la
production. Les hommes de science
et, les artistes sont, plus facilement
victimes de leur distraction : leur
attention est souvent en faute, ils
deviennent pensifs ou s’oublient dans
la méditation.
— Les maladies nerveuses provien¬
nent sans doute du surmenage ?
— Oui, mais beaucoup sont aussi-
provoquées par les perturbations el¬
les crises de la vie sexuelle, ainsi
que par d’autres secousses psychi¬
ques. telles que la mort des êtres
chers.
— Y a-t-il ici de véritables aliénés
présentant des cas de confusion et
d’obscurité mentales ?
— Non, il y a un hôpital spécial
pour eux. Certains aménagements
sont indispensables aux malades qui
pourraient nuire aux autres ou à
eux-mêmes.
— En de tels cas. a-t-on recours
chez vous aussi à la violence pour
maîtriser le? malades ?
— Dans la mesure où c’est abso¬
lument indispensable, cela va de soi.
Voilà déjà la seconde fois que
je rencontre la violence dans votre
monde. La première fois, c’était à
la maison des enfants. Il vous est
donc impossible d’exclure cet élé¬
ment de votre vie, vous êtes forcés
de le tolérer ?
— Oui. comme nous tolérons la
maladie et la mort, ou, si vous vou¬
lez, un remède amer. Quel être rai¬
sonnable refuserait, par exemple, do
recourir à la violence en cas de légi¬
time défense ?
— 'Vous savez que, pour moi, cela
diminue considérablement l’abîme
entre nos deux mondes.
— Mais leur distinction essentielle
ne consiste pas du tout dans le fait
que la violence et la contrainte soient,
très fréquentes chez vous. La diffé¬
rence principale est que- chez vous,
l’une et l’autre sont inscrites dans la
loi. extérieure et intérieure, dans les
normes du droit et de la morale qui
régissent les citoyens et pèsent sur
eux on permanence. Chez nous, la
violence existe soit comme manifes¬
tation de la maladie, soit comme acle
raisonné d’un être raisonnable. Dans
l’un et l'autre cas, en son nom ou à
son inlention, on n’édicte aucune loi.
aucune règle publique, aucune pres¬
cription personnelle ou imperson¬
nelle. .
— Mais a-t-on institué des règles
d’après lesquelles vous limitez la li¬
berté de vos aliérlés ou de vos en¬
fants ? *
— Oui,- de simples règles Scientifi¬
ques, médicales et pédagogiques.
Mais naturellement, ce? règles tech¬
niques ne prévoient pas tous les cas
de violence indispensable, ni tous les
moyens de l’appliquer et jusqu’à quel
point: tout dépend de l’ensemble des
conditions données.
— Mai? s’il en est ainsi, on livre
les enfants et les malades à l’arbi¬
traire possible des éducateurs et des
médecins ?
— Que signifie ce mot « arbitrai¬
re » ? S’il s’agit de violence inutile
et superflue, elle n'est possible quo
de la part d’un homme malade qui,
lui-même relève de la thérapeuti¬
que. Mais un homme sensé et cons¬
cient est incapable d’exercer la vio¬
lence.
Laissant de côté les chambres des
malades, les salles d’opération, la
pharmacie et les appartements des
infirmiers el montant à l’étage supé¬
rieur, nous traversâmes une grande
et belle salle dont les murs transpa¬
rents donnaient sur le lac, la forêt
el. les montagnes lointaines. Cette
salle était ornée de statues et de ta¬
bleaux. l’ameublement était luxueux
et délicat.
— C’est la chambre de la mort, dit
N’etti.
— Vous amenez là tous le? agoni¬
sants ? -demandai-je.
— Oui, à moins qu’il n’y viennent
eux-mêmes, répondit Netti.
— Comment peuvent-ils venir eux-
mêmes ? dis-je, étonné.
— Ceux qui se portent bien au
physique, naturellement!
Je compris qu’il s’agissait des sui¬
cides.
— Vous offrez celte pièce aux sui¬
cidés pour accomplir leur acte ?
— Oui, ainsi que tous les moyens
de mourir en paix et sans souf¬
frances.
— Et vous n’élevez aucun obs¬
tacle ?
— Quand il s'agit de conscience
claire et de décision ferme, quels
peuvent être les obstacles ? Mais
bien entendu, on propose d’abord au
malade de prendre conseil du méde¬
cin. Certains acceptent, d’autres,
non---
— Le suicide est-il très fréquent
Chez vous ?
— Oui, surtout chez les vieillards.
Quand le sens de la vie faiblit et
s’émousse, beaucoup préfèrent ne
pas attendre la fin naturelle.
-- Mais y a-t-il parfois des sui¬
cides de gens jeunes, pleins de force
et de santé ?
— Oui, cela arrive, mais pas sou¬
vent. A ma connaissance, il y eut
seulement deux cas de ce genre dans
oet hôpital ; quant au troisième, on
a réussi à arrêter la tentative.
— Qui donc étaient ces malheureux
et qu’est-ce qui les poussait à leur
perte ?
— Le premier, c’était mon maître ;
un médecin remarquable, qui a
donné beaucoup à la science. Il avait
la faculté, développée à l’excès, de
ressentir tes souffrances d'autrui.
Cela orienta sou esprit et son énergie
vers la médecine, ce qui l’a perdu.
11 n’a pu résister. Il a si bien dissimu¬
lé son état psychologique à tous que
l'accident s’est produit de manière
tout à fait inattendue. Ce fut après
une grave épidémie surgie au cours
de travaux d’assèchement d’un golfe
et par suite de la putréfaction U1
quelques centaines de millions de ki¬
logramme? de poissons. La maladie,,
aussi douloureuse que votre choléra
mais encore, plus dangereuse, se ter¬
minait neuf fois sur dix par la mort.
Etant donné les faibles chances de
guérison, les médecins ne pouvaient
même pas satisfaire aux prières des
malades qui demandaient une mort
rapide et légère : on ne pouvait juger
pleinement, conscients des individus
en proie à une fièvre aigue. Mon
maître a travaille comme un fou
durant l’épidémie que d’ailleurs ses
recherches contribuèrent à enrayer
assez vite. Mais après quoi, il se re¬
fusa à vivre.
— Quel âge avait-il alors ?
— Environ cinquante ans. Chez
nous, c’est un âge très jeune encore.
— Et l'autre cas ?
— C’était une femme, elle avait
perdu à la fois son mari et son en-
fa ni.
— Et enfin le troisième cas 7
— Seul, le camarade’ qui l’a vécu
pourrait vous le raconter.'
— C’est vrai, dis-je. Mais ex,pli-
quez-moi autre chose. Pourquoi les
Martiens conservent-ils si longtemps'
leur jeunesse.? Est-ce une particula¬
rité de votre race, ou le résultat de
meilleures conditions d’existence, ou
quelque chose d’ajutre ?
— La race n’v est pour rien : il y
a deux cents ans. notre longévité était -
deux fois moindre. De meilleure» . ■
conditions d’existence ? Oui, dans
une grande mesuré, c’est justement
cela mais pas uniquement. Le fac¬
teur principal est ce que nous appe¬
lons le « renouvellement » de la vie.
— .Qu’est-ce donc ?
(A suivre.)
■ r, ' $ «*.
ACHETEZ TOUJOURS
VOTRE « POPULAIRE .»
\U MEME MARCHAND
■«■il
ll!!IH!l!P!l!ll
immiHiir
ÜIBÜPII
N" 27. Feuilleton du Populaire. 30-8-36
5 Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
■■■■■■■■■'
Manuscrit de Léonide
DEUXIEME PARTIE
V. — A L’HOPITAL
— La chose, en substance, est très
«impie, mais vous paraîtra sans
douta étrange. Cependant, votre
> science possède déjà toutes les don¬
nées dÿ oetta méthode. Vous «avez
tpialkt nature, {pour élever la capacité
vitale des cellules ou des organismes,
supplée sans cesse à un individu par
un autre. C’est pour cela que les êtres
unicellulaires, lorsque leur vitalité
baisse dans un milieu uniforme, fu¬
sionnent par deux et recouvrent ainsi
leur faculté de reproduction, « l'im¬
mortalité » de leur protoplasme. Le
croisement sexuel de?, plantes et des
animaux supérieurs a le même sens :
là aussi, les éléments vilaux de deux
êtres différents sont unis pour obte¬
nir un germe plus accompli du troi¬
sième. Enfin, vous connaissez déjà
l’application des sérums sanguins
qui transmettent d’un être à un au¬
tre des éléments do vitalité pour
ainsi dire partielle, sous forme par
exemple de résistance à telle ou telle
maladie. Nous allons plus loin en éta¬
blissant « l’échange du sang » entre
deux êtres humains dont chacun
peut transmettre à l’autre une quan¬
tité de conditions d’élévation de la
vie. Il s'agit de la transfusion simul¬
tanée du sang d’un homme à un au¬
tre et inversement, au moyen d’une
double jonction des appareils corres¬
pondant à leurs vaisseaux sanguins.
Si l’on observe toutes les précau¬
tions, c’est absolument sans danger ;
le sang d’un homme continue à vivre
dans l’organisme de l’autre, s’y mé¬
lange à l’autre sang et apporte un
renouvellement de tous, les tissus.
iHninHiimiiHtiHHiiiiHinHüHiimiiiHimiiiBümiii
— De cette manière, on peut rendre
la jeunesse aux vieillards en infu¬
sant dans leurs veines un sang
jeune ?
— En partie, oui ; mais pas com¬
plètement, bien entendu, parce que
le sang n’est pas tout dans l’orga¬
nisme qui, à son tour, le renouvelle.
C’est pourquoi le sang d’un homme
âgé ne vieillit pas un homme jeune :
| ce qu’il y a de faible et d.e sénile en
cc sang est rapidement dominé par
le jeune organisme, lequel en même
temps s’assimile beaucoup de ce qui
lui manque ; l’énergie et la souplesse
de ses fonctions vitales croissent de
même.
— Si c’est aussi simple, pourquoi
notre médecine terrestre n’utilise-
t-el-le pas ce moyen ? Elle connaît
la transfusion du sang depuis quel¬
ques centaine? d’années, si je ne me
trompe.
— Je ne sais. Peut-être y a-t-il des
particularités de conditions orga¬
niques qui, chez vous, prive ce
moyen d.e son efficacité.- Peut-être
est-ce simplement le résultat de vo¬
tre psychologie individualiste qui
sépare chez vous si profondément
un homme de l’autre que l’idée de
leur fusion vitale semble insoute¬
nable à vos savants. A part cela,
vous avez tant de maladies qui em¬
poisonnent le sang et que les malades
IMBI
:!!Bil!B!!lBll!BiiB!l!Bli!IflllBll!B!!IIB;i!ll
M—aiMBIII—l
Il BIIIBIUBIU
IIBIIIBli!
IlIlBillIBIIÜI
nilBIUBII!
eux-mêmes ignorent ou feignent d’i¬
gnorer... La transfusion- telle qu’elle
est pratiquée par vos médecins a un
caractère plutôtphilanthropique. Ce¬
lui qui a beaucoup de sang en donne
à celui qui vient à en manquer par
suite d’une abondante hémorragie
Chez nous, eda arrive aussi ; mais
on applique constamment une autre
transfusion, celle qui correspond à
tout notre système : l’échange fra¬
ternel de vie, non seulement quant
aux idées, mais aussi dans l'existence
physiologique—
VI. — TRAVAIL ET VISIONS
Les impressions des premiers
jours, torrent impétueux dans ma
conscience, me donnèrent une idée
de l’ampleur du travail que j’avais
devant moi. Il fallait, avant tout
« saisir » ce monde jneomniensura-
blement riche et original. Il fallait
ensuite « entrer » en lui', non eii qua¬
lité d’intéressante pièce de musée,
mais d’homme parmi les hommes, de
travailleur parmi les. travailleurs.
Alors seulement ma mission pourrait
être remplie, alors seulement je
pourrais servir d’amorce à un réel
lien mutuel des deux mondes entre
lesquels, moi, socialiste, je me I rou¬
vris à la lisière comme un infiniment
petit moment du présent entre le
passé et l’avenir.
Quand je quittai l’hêpital, Netti me
dit, : « Ne vous pressez pas trop ! »
Il me sembla qu'il avait tort. Il fal¬
lait justement se hâter, mettre en
œuvre toutes ses forces, toute son
énergie, car la responsabilité était
par trop grande ! Quel immehso
avantage pour notre vieille huma¬
nité tourmentée, quelle accélération
do son développement, d>e son éva¬
nouissement, devait lui donner l’in¬
fluence vivante, énergique, d’une
haute culture, puissante et harmo¬
nieuse ! Et chaque instant de retard
dans mon travail pouvait ajourner
cette influence. Non, je n’avais pas
le temps d’attendre et de me repo¬
ser.
Et je travaillai beaucoup, je con¬
nus la science et la technique du
monde nouveau, j’en observai inten¬
sément la vie sociale, j’étudiai sa lit¬
térature. Mais là, il y avait bien des
difficultés.
Leurs méthodes scientifiques me
mettaient dans une impasse : je nie
les assimilai . mécaniquement, me
convaincant e l’expérience que leur
application était facile, simple et
infaillible, et cependant je ne les
comprenais pas, je ne vojai? pas
pourquoi elles conduisaient au but,
quelle était leur relation avec les
phénomènes vitaux, en quoi consis¬
tait leur essence. J’était tout à fait
comme ces vieux mathématiciens dn
XVII’ siècle dont la pensée immo¬
bile ne pouvait organiquement s’as¬
similer la dynamique vivante des
infiniment.? petits.
Les assemblées publique? des Mar¬
tiens me frappèrent, par leur carac-
fère strictement utilitaire. Qu’elles
fussent consacrées à la science, à
l’organisation du travail ou même
aux qh es lions d’art — les rapports et,
les discours élaicnL extrêmement
concis et brefs, l’argumentation pré¬
cise et exacte, personne ne répé¬
tait les autre?-.. Les -décisions de ras¬
semblée, le plus souvent unanimes;
étaient exécutées avec une rapidi¬
té fabuleuse. Une assemblée de sa¬
vants spécialisés décidait-elle d’orga¬
niser un quelconque institut scienti¬
fique? Une assemblée de statisticiens
du travail, de créer une quelconque
nouvelle entreprise ? Une assemblée
de citadins d’embellir leur ville d’un
quelconque édifice ? Immédiatement
apparaissaient do nouveaux chiffres
du travail indispensable publiés 'par
le bureau central ; de? centaines, des
milliers d’ouvriers arrivaient par la
voie des airs et, quelques jours ou
quelques semaines plus tard, tout
était déjà fait et les nouveaux ou¬
vriers avai.ent. disparu on ne sait où.
Tout cela produisait sur moi l’im¬
pression d’une certaine magie, ma¬
gie étrange, calme et froide, sans
exorcisme ni parure mystique, mais
d’autant plus énigmatique dans sa
puissance surnaturelle.
La littérature du monde nouveau,
même purement’ artistique, ne fut
pas non plus pour moi un repos ni
un , apaisement. Ses images sem¬
blaient simples et claires mais elles
m’étaient intimement étrangères.
J’aurais aimé les pénétrer plus avant,
me les rendre proches et compréhen¬
sibles, — mai? mes efforts aboutirent
à un résultat tout à fait inattendu :
les images devinrent mirages enve¬
loppés de brouillard.
Quand j’allais au théâtre, là aussi
me poursuivait le même sentiment
d’incompréhension. Les sujets étaient
simples, le jeu magnifique mais la
vie en était absente. Les discours des
héros, si contenüs et doux, leur com¬
portement si calme et prudent, leurs
sentiments si peu -accusés semblaient
éviter d’imposer aucun état d’esprit
au spectateur comme s’ils émanaient
de profonds philosophes et même, à
ce qu’il me parut, fortement idéalisés.
Seules, les pièces historiques d’un
lointain passé me procuraient tant
soit peu de sensations connues et le
jeu des acteurs y était aussi énergi¬
que,. rexpress'ion de leur? sentiments
personnels aussi sincères que su^
nos scènes. ts. suivre.).
T7T7
N» 28. Feuilleton du Populaire. 31-8-36
'■ J J' J ///// /
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L'ETOILE
ROUGE
S Traduit du russe
S par Colette Peignot
Manofcrit de Léonide
DEUXIEME PARTIE
VI. — TRAVAIL ET VISIONS
Une circonstance m’attirait malgré
tout et avec une force particulière
au théâtre de notre petite ville :
c'était quil ne s’y trouvait pas d'ac¬
teurs. Lee. pièces que je vis là étaient,
soit transmises des grandes villes par
des appareils transmetteurs optiques
et acoustiques, soit même et le plus
souvent reproduisaient un jeu an¬
cien, si ancien même que les acteurs
étaient morts. Les Martiens connais¬
saient. le procédé de photographie
instantanée en couleurs naturelles et
l’adaptaient pour photographier la
vie en mouvement comme on le fait
dans notre cinématographe. Mais non
seulement ils unissaient le cinéma
au phonographe comme chez nous
sur la Terre (encore très imparfai¬
tement), ils utilisaient aussi l’idée
du stéréoscope et transposaient les
vues cinématographiques en relief.
Sur l’écran, on projetait à la .fois
deux images, deux moitiés de sté-
réogrammes et. devant chaque fau¬
teuil de la salie de spectacle, était
adaptée une jumelle stéréoscopique
correspondante qui fondait les deux
images planes en une mais à trois
dimensions. Il était étrange de voir
clairement et nettement les êtres vi¬
vants se remuer, agir, exprimer leurs
pensées et leurs sentiments, sans
perdre conscience, au même moment,
de. n’avoir devant soi qu’une pelli¬
cule mate avec, derrière elle, le
phonographe et un projecteur élec¬
trique à mécanisme d’horloge. C’é¬
tait d’une étrangeté presque mys¬
tique et faisait naître un doute con¬
fus quant à la vraisemblance.
Tout cela, cependant, ne facilitait
pas l'accomplissement de ma Tâche :
comprendre le monde étranger.
D'une part, j’avais évidemment be¬
soin d’être aidé. Mais je m’adressais
de moins, en moins à Menni (pour des
indications ou des explications.
J’étais gêné d’avouer mes difficultés
dans toute leur ampleur. De plus,
l’attention de Menni était alors ab¬
sorbée par une recherche impor¬
tante dans le domaine de l’extraction
de la « matière-moins ». Il travaillait
infatigablement et souvent sans dor¬
mir durant des nuits entières et je
ne voulais pas le déranger ni le dis¬
traire; et son ardeur au travail était
une sorte d’exemple vivant qui m'in¬
citait sans le vouloir à aller plus loin
dans mes efforts.
Les autres amis, par ailleurs, dis¬
parurent provisoirement de mon ho¬
rizon. Netti partit à quelques mil¬
liers de kilomètres pour diriger la
construction et l'organisation d’un
hôpital géant dans l’autre hémisphè¬
re de la planète. Enno s’occupait,
comme assistant de Sterni à l'obser¬
vatoire, de mensurations et de cal¬
culs indispensables à de nouvelles
expéditions sur la Terre et sur Vé¬
nus, sur la Lune et sur Mercure,
pour les mieux photographier el
rapporter des échantillons de leurs
minéraux. Je n’étais pas intimement
lié avec les- autres Martiens et me
bornais aux questions indispensables,
aux conversations d’ordre pratique :
il m’était difficile et singulier de
frayer avec des êtres étrangers qui
m’étaient supérieurs.
Avec le temps, il me parut que
mon travail, au fond, n’allait pas mal
du tout. J’avais de moins en moins
besoin de repos et même de som¬
meil. Ce que j’étudiais s'ordonnait,
en quelque sorte mécaniquement et
.facilement dans ma tête et à côté de
cela, je sentais ma tête absolument
vide comme si j’y pouvais loger
beaucoup de choses encore. Il est
vrai que lorsque je m’efforçais, par
une vieille habitude, de formuler
explicitement pour moi-même ce
que j’avais appris, cela m'était le
plus souvent impossible mais m’im¬
portait peu car, seules, des expres¬
sions me manquaient, des détails, des
riens ; j’acquérais la compréhension
générale et c’était l’essentiel.
Mes travaux ne me procuraient
déjà plus, aucun plaisir ; rien ne pro¬
voquait en moi cet intérêt immédiat
d’autrefois. Eh bien, mais c’est tout
à fait compréhensible, penisais-je
après tout ce que j’ai vu et appris, il
est difficile de m’étonner avec quoi
que ce soit ; il ne s’agit pas d’agré¬
ment mais de posséder les connais¬
sances nécessaires.
La seule chose pénible était la dif¬
ficulté croissante de concentrer mon
attention sur un seul sujet. Mes pen¬
sées se détournaient tantôt d’un côté,
tantôt de l’autre ; des souvenirs très
vifs, souvent fort, inattendus et loin¬
tains, flottaient dans mon esprit et
m’obligeaient à oublier ce qui m’en¬
tourait en absorbant des minutes
précieuses. ■
Je le remarquais et me res¬
saisissais en me mettant au travail
avec un regain d’énergie, mais peu de
temps s’écoulait sans que. des images
fugitives du passé ou de mon imagi¬
nation s'emparent de mon' cerveau
et qu’il faille encore de durs efforts
pour les refouler.
Un sentiment d’inquiétude étrange
m'alarmait de plus en plus, exacte¬
ment comme si j’avais manqué de
faire quelque chose de grave et d’ur¬
gent. que j’oubliais toujours et que
je m’efforçais de me rappeler. Là-
dessus s’élevait tout un essaim de vi¬
sages connus et d’événements passés
qui d’une force irrésistible, m'em¬
portai! toujours plus en arrière à
travers la jeunesse et l’adolescence
jusqu’à la plus tendre enfance et se
perdait enfin dans certaines sensa¬
tions troubles et confuses. Après
quoi, ma distraction devenait ■ parti¬
culièrement fort® et tenace.
Me soumettant à la résistance in¬
térieure qui ne me permettait pas de
me concentrer longtemps sur un seul
sujet, je commençais à passer sou¬
vent et rapidement d’une question à
l’autre et préparais à cet effet dans
ma chambre de nombreux livres ou¬
verts d’avance à l’endroit voulu, de3
tables, des cartes, des stéréogrammes,
des phonogrammes, etc. Ainsi j’espé¬
rais éviter les pertes de temps mais,
insènsiblement, la distraction se glis¬
sait à nouveau en moi et je me sur¬
prenais regardant depuis longtemps
déjà un point fixe, sans rien com¬
prendre ni rien faire.
UL suivre.)
LA (( QUEEN-MARY » S’ADJUGE
, LE RUBAN BLEU
Londres, 80 août. — La « Queen-
Mary » vient de s’adjuger le Ruban
bleu de l'Atlantique en effectuant la
traversée d’ouest en est en 3 heures
31 minutes de moins que la « Nor¬
mandie ». Sa vitesse moyenne a été de
30.63 nœuds, contre 30s3i nœuds at¬
teinte par la « Normandie ».
La « Queen-Mary » a accompli la
traversée d’Ambrose-Light à Bishops-
Rock en trois jours 23 heures et 67
minutes.
■wMiitiiMrin^tenif^iiiMBiàlllliniiMnBMlllIMlWÉmiMKMBB^MiHrôlMflWffilHlliMIBBWIlIllBÜHBWlIlwhBl^MWMBWBBBMW ■HBWniHBWB1lll1WiWWIWWBI>WHHWBll1HWilHWI|^BI!1IPMWWÉilllWBWWMBIBMU8WlllWBWWmW WBW^IWIWWH BIIIWIBIBWWPIIIWIWWBIWWIHIWIHMMMIIPPI|II1IBM .iprappMW^ 1
K" 29. Feuilleton du Populaire. 1-9-36.
Alexandre Bogdanov S
ROUGE
2 Traduit du russe
■ par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
DEUXIEME PARTIE
VI. — TKAVAIL ET VISIONS
Én revanche, quand .je me cou¬
chais et regardais; K travers le toit
de verre, le ciel sombre de la nuit,
ma pensée commençait à travailler
d'elle-même avec une étonnante vi¬
vacité' et beaucoup de vigueur. Des
pages entières de chiffres et de
formules m’apparaissaient mentale¬
ment dans une telle clarté que je pou¬
vais les lire ligne à ligne. Mais ces
images s’en allaient bientôt, laissant
la place à d’autres ; et ma fconscience
se . transformait alors en une sorte
de panorama de vues étonnamment
claires et nettes, n'ayant aucun rap¬
port avec mes occupations et mes
soucis : paysages terrestres, scènes
théâtrales, tableaux dé récits enfan¬
tins se reflétaient tranquillement
comme dans un miroir, disparais¬
saient et se succédaient sans provo¬
quer aucune agitation mais seule¬
ment un léger sentiment d'intérêt ou
de curiosité non dénué d’une nuance
d’agrément,. Ces reflets passaient d’a¬
bord à travers ma conscience sans
se mêler à la réalité ambiante -que,
par la suite, ils éliminaient; je plon¬
geais alors dans un sommeil plein de
songes animés et. compliqués, très fa¬
cilement interrompus, qui ne me
donnait pas l’essentiel de ce vers
quoi je tendais : le sentiment du
repos.
tin bourdonnement d'oreilles m’in¬
quiétait depuis longtemps déjà, de¬
venait plus constant et plus fort, au
point de m’empêcher parfois d’écou¬
ter les phonogramnies et. la nuit, de
me dérober, des bribes de .sommeil.
De temps à autre je percevais des
voix humaines, connues et incon¬
nues ; souvent il me sembla que Von
m’appelait par mon nom ou que j’en¬
tendais des conversations dont je, ne
pouvais saisir les mots à cause du
bourdonnement. Je compris que je
notais plus en bonne santé, d’autant
que la distraction s’était définiti¬
vement emparée de moi et que je ne
pouvais même pas lire plus de quel¬
ques lignes à la suite.
— C.’est ! tout simplement du sur¬
menage, pensais- je. J’ai besoin de
plus de détente et sans doute ai-je
trop travaillé. Mais il ne faut pas
que Menni s’aperçoive de ce qui se
passe ; cela ressemblerait trop à une
faillite dès les premiers pas de mon
étude. ,
Et, quand Menni venait dans ma
chambre — : ii est vrai que cela n’ar¬
rivait pas souvent -r-- je feignais de
travailler assidûment Et il me fit
remarquer que je travaillais à Pexcès
et risquais de me surmener.
— Aujourd’hui surtout, vous avez
mauvaise mine, dit-il : regardez dans
la glace comme vos yeux brillent et
comme vous êtes pâle. 11 faut vous
reposer, vous regagnerez cela plus
lard.
Je l'aurais moi-mêine beaucoup
désiré, mais cela ne me fut pas pos¬
sible. A la vérité, je De faisais' pres¬
que rien,' mais tout effort, même le
plus mince, me fatiguait et le-' flux
impétueux des images vivantes de
ma mémoire et de ma fantaisie ne
cessait ni jour ni nuit. L ambiance
semblait pâlir et se perdre derrière
ces images et «prenait des apparence*
spectrales.
Enfin je dus me Tendre. Je voyais
que la langueur et l’apathie l’empor¬
taient- toujours davantage 9Ur ma vo¬
lonté et que je pouvais lutter de
moins. en. moins contre mon état. Un
matin, comme je me levais de mon
lit, tout' s'assombrit subitement de¬
vant, mes yeux. Mais cela passa vite
et j’allai à la fenêtre pour regarder
les arbres du parc. Soudain, je sen¬
tis. que quelqu’un me regardait. Je
me retournai : Anna Nikolaievna
était devant moi, le visage pâle et
triste, le regard plein de reproches.
Cela me désespéra et, sans penser à
la’ singularité de cette apparition, je
fis un pas dans sa direction et vou¬
lus dire quelque chose.. Mais elle dis¬
parut .comme évanouie dans l’air.
De ce moment commença une or¬
gie de visions. Il ne me souvient pas
de ’ toutes. Ma conscience semblait
s’obscurcir à l’état de veille comme
pendant le sommeil. Les gens les plus
différents, ceux que j'avais reneop-
tré« dans ma vie et même d’autrqs
qui m’étaient totalement inconnus,
allaient et, venaient.il n v avait pas
de Martiens parmi eux, c’étaient tous
des Terriens que, .pour la plupart^
je n'avais pas vus depuis longtemps ;
de vieux camarades décote, mon
jeune frère qui mourut enfant.
Une fois, je vis «par la fenêtre, sur
le banc, un espion connu qui, avec
un mauvais sourire, m’oi^ervait de
ses regards fuyants. Les apparitions
ne causaient pas avec moi, mais la
nuit, quand tout était calme, les hal¬
lucinations sonores «persistaient, et se
transformaient en conversation* en¬
tières, entre personnages inconnus :
tantôt un voyageur marchandant
avec un cocher, tantôt un commis
persuadant un client de lui acheter
sa marchandise, parfois l’amphi¬
théâtre de l’Université en efferves¬
cence, l’appariteur recommandant le
calme parce que le professeur allait
venir à l’instant. Les hallucinations
visuelles étaient plus - intéressantes
et me dérangeaient beaucoup moins
et plus rarement.
Après la vision d’Anna Nicolaïevna,
je racontai tout à Menni. Il me mit
immédiatement au lit, appela le plus
proche médecin et téléphona à Netli,
à six milles kilomètres. Le docteur
dit qu'il ne .se risquerait à prendre
aucune mesure parce qu'il ne con¬
naissait pas suffisamment l’orga-
pisrne d’un homme terrestre; mais
que, de toutes façons, le plus, impor¬
tant était le calme et le repos et qu’il
n'était donc pas dangereux d’attendre
quelques jours l’arrivée de Netti.
Netti apparut, le troisième jour,
avant remis ses obligations à un
autre. Voyant dans quel état j’étais,
il jeta a Menni un couip d’œil chargé
de triste reproche.
VIL — NETTI
■Malgré ies soins d’un médecin tel
que Netli, la maladie dura encore
quelques semaines. J’étais au lit, cal¬
mé et passif, observant avec une
égale indifférence la réalité et les
visions. A peine si la présence cons¬
tante de Netli me procurait un fai¬
ble plaisir, bien peu sensible.
Il m’est étrange de. me remémorer
mon altitude d’alors devant les hal¬
lucinations ; bien qu’il m’arrivât
souvent de me. convaincre de leur
irréalité, chaque fois qu’elles reve¬
naient j’oubliais pour ainsi dire tout;
même si ma conscience n’élait ni
obscurcie ni confuse, je les prenais
pour 'des visages et des choses exi¬
lantes. «La notion de leur irréalité ■•in¬
tervenait seulement, ’ après leur dis¬
parition, o’u même avant.
Les. principaux efforts, de Netti
dans Te traitement tendaient à me
contraindre au sommeil et au repos.
Cependant,, -il .ne Sse décidait, .à em¬
ployer aucun médicament à cet effet,
craignant d’empoisonner, un organis¬
me de Terrien. Durant quelques
jours, il lui fut impossible de, m’en¬
dormir par les moyens habituels ;
les images hallucinatoires s’insi¬
nuaient dans le processus de suggea-
tion et déjouaient son efficacité. En¬
fin, il y réussit et quand je m’éveal-
lai après deux ou trois heures de.
sommeil, il me dit
— Maintenant, voire guérison est
certaine, encore que la maladie doive
suivre son cours assez de temps en¬
core. y .u
Effectivement, elle suivit son
cours. Les hallucinations se firent
plus rates mais lion moins vivantes
et lumineuseg ; elle devenaient mê¬
me plus compliquées; parfois, les hô¬
tes imaginaires entraient en conver¬
sation avec moi.
Mais seule, l’une de ces conversa¬
tions cul. un sens et une significa¬
tion pour moi. C’était à la fin de la
maladie.
M’éveillant, un malin, je vis. com¬
me. d’habitude, Netti à côlé de moi
et, derrière son fauteuil, se tenait
mon vieux camarade de révolution,
l’agilaleur Ibrahim, homme âsré et
d’une ironie mauvaise. Il semblait
allendre quelque rliose- Quand Netti
passa dans l’autre rhambro pour pré¬
parer le bain, Ibrahim, brusque et
péremptoire, me dit ; ia tuivte.i
■liilHIilHIlMÜHlIül
|!lllHl!iB!lillR!!lll
inviüimiiaiBiiiiaüüaifliMiiiUiiiKii
imni!iiBii!ia bbmoi
mmm
N" 30. Feuilleton du Populaire. 2-9-36.
5 Alexandre Bogdanov ■
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
HUMHR
Manuscrit de Léonide
DEUXIEME PARTIE
VU. — NETTI
— Tu est un imbécile ! Qu’as-tu à
bâiller ? Tu ne vois donc pas qui est
ton docleur ?
Je fus assez peu surpris de celte
remarque et le ton cynique d’Ibra-
fcim, auquel j’étais accoutumé, ne
me troubla jas. Maiâ je ©« souvins
de la forte pression de la petite main
de Netfi et n’écoutai pas Ibrahim.
— Tant pis tour toi ! dit-il avec
un rire méprisant. Et il disparut à la
minute même.
Netti rentra dans la chambre. A
sa vue, j’éprouvai une gêne bizarre.
Il me regarda attentivement.
— C’est bon, dit-il, votre guérison
avance à grands pas.
Et il fut -particulièrement silen¬
cieux et pensif ce jour-là. Le lende¬
main, s’étant assuré que je me sen¬
tais bien et que les hallucinations
ne se répétaient pas, il alla à ses af¬
faires jusqu’à la nuit, en se faisant
remplacer à mon chevet par un au¬
tre médecin. Après cela, pendant
quelques jours, il ne vint que le soir
pour m’endormir. Alors seulement
je compris combien sa présence
m’importait et m'était agréable. En
même temps que des afflux de santé
venus de toute la nature environ¬
nante semblaient se déverser dans
mon organisme, l’allusion d’ibrahim
s’offrait plus fréquemment à mon
esprit. .J’hésitais et voulais à toute
force me convaincre que c’était une
absurdité née de la maladie. Pour
quelles raisons Nelli et ses amis
m’auraient-ils trompé à ce sujet ?
Cependant, un doute vague subsistait,
qui m’élait agréable.
Parfois, je questionnais Netti sur
ses occupations. Il m'expliqua, qu’üflq
série de réunions avait lieu à pro¬
pos de l’organisation de nouvelles
expéditions sur d’autres planètes et
que l’on avait besoin de lui comme
expert. Menni présidait ces assem¬
blées, mais ni lui, ni Netti, ne s’ap¬
prêtaient à partir bientôt, ce dont je
me réjouis fort.
, — Et vous-même, ne pensez-vous
pas à rentrer chez vous? me deman¬
da Netti; et je surpris de l’inquiétude
dans sa voix.
— Mais, puisque je n’ai encore rien
fait, répondis-je-
Le visage de Netti s’éclaira.
— Vous vous trompez, vous avez
fait beaucoup... ne serait-ce que par
celte réponse, dit-il.
Je sentis là une allusion à quel¬
que chose que j’ignorais mais me
concernant.
— Et ne, puis-je vous accompa¬
gner à l'une de ces réunions ? de¬
mandai-je.
— En aucun cas! déclara catégo¬
riquement Netti. A part le repos ab¬
solu dont vous avez besoin, il vous
faut encore éviter, des mois entiers,
tout ce qui a un rapport, étroit av-c
l’origine de voire maladie-
Je n’objeotai rien. Il m’était si
agréable de nie reposer ; quant à
mon devoir envers l’humanité, il
s'eslompaii. Seules, des pensées inso¬
lites au sujet de Netti me troublaient
.de plus en plus.
Un soir, accoudé à la fenêtre, je
regardais s’assombrir la mystérieuse
« verdure » rouge du parc, elle me
parut très belle et tout en elle par¬
lait à mon cœur. Un bruit léger re¬
tentit à la porte, je sentis tout de
suite que c’était Netti. Il entra de
sa démarche légère et rapide et, sou¬
riant, me tendit la main, vieux sa¬
lut terrestre qui lui plaisait. Je ser¬
rai sa main gaiement avec une telle
énergie que ses doigts vigoureux en
pâlirent.
— Eh bien ! je vois que mon rôle
de médecin esi terminé, dit-il en
souriant. Néanmoins, je dois vous in¬
terroger encore lin peu pour établir
cela définitivement.
Il me questionna, je répondis avec
une incompréhensible confusion et
lus un sourire secret dans la profon¬
deur de ses grands yeux. A la fin, je
n’y tins plus.
— Expliquez-moi pourquoi je res¬
sens une aussi forte inclination vers
vous ? Pourquoi suis-je extraordi¬
nairement heureux de vous voir •?
— Cela vient surtout, je pense, de
ce que je vous ai soigné : vous re¬
portez inconsciemment sur moi la
joie de votre guérison. Et peut-être
aussi... d’une c'nose encore... c’est que
j« suis... une femme...
Des éclairs fulgurèrent devant mes
yeux, tout s'assombrit autour de moi
et mon cœur parut oesger de battre,,,
Une seconde après, je serrai. Netti
dans mes bras comme un fou,' j’em¬
brassai ses mains, son visage, ses
grands yeux profonds, bleu-vert
comme le ciel de sa planète...
Généreuse et simple, Netti céda à
mon emportement... Quand je re¬
vins de ma joie, insensé, je l’embras¬
sai de nouveau avec d’involontai¬
res larmes de reconnaissance dans
les yeux — ce qui venait naturelle¬
ment de ma faiblesse physique —
Netti me dit avec son charmant sou¬
rire :
— Oui, il m’a semblé à l'instant
sentir tout votre jeune monde dans
mes bras. Son despotisme, son égoïs¬
me, sa soif désespérée de bonheur,
tout éLail dans vos caresses. Votre
amour ressemble à un meurtre...
Mais je vous aime, Lenni...
C'était le bonheur.
TROISIEME PARTIE
I. — LE BONHEUR
• Ces mois... Je ne puis m’en souve¬
nir sans une profonde émotion, mes
yeux se couvrent d’un brouillard,
tout me semble insignifiant autour
de moi. Il n’y a pas de mots pour ex¬
primer ce bonheur passé.
Le monde nouveau me devint pro¬
che et me parut tout à fait intelligi¬
ble. Les défaites antérieures ne me
troublaient plus, La jeunesse et la
foi me revenaient pour ne plus me
quitter, du moins le pensais-je..
J'avais un allié sûr et fort, il ne
me restait plus place pour la fai¬
blesse, l'avenir m'appartenait.
Je pensais peu au passé, niais
beaucoup à ce qui touchait à Netti
et à notre amour.
— Pourquoi ne m'avoir pas dit qui
vous êtes ? lui demandai-je peu
après celte soirée.
— Au début, ce fut par hasard.
Mais ensuite, j’ai encouragé sciem¬
ment voire erreur, au point de mo¬
difier même dans mon costume tout
ce qui pouvait vous conduire à la
vérité. La difficulté de votre tâche
m’effrayait. J’ai craint de la compli¬
quer plus encore, surtout lorsque
j'ai remarqué votre inconsciente in¬
clination. Quant à moi, je ne me
suis pas comprise moi-meme... jus¬
qu’à votre maladie.
— . Donc, c’est elle qui a décidé des
choses... Combien je suis reconnais¬
sant à mes chères hallucinations!
— Oui, lorsque j’ai appris voire
maladie, ce fut comme un coup de
tonnerre. Si je n’avais pu vous gué¬
rir c-omplèlement je serais, peut-
êire morte.
Après quelques secondes de silen¬
ce, eile ajouta:
— Mais savez-vous que, parmi vos
amis, se trouve encore une femme,
ce que vous ne soupçonniez pas, et
elle aussi vous aime beaucoup... pas
autant que moi...
— Enno! devinai-je aussitôt.
• — Mais évidemment. Et elle aussi
vous a trompé exprès, sur mon con¬
seil.
— Ah, que de fourberie et de ruse
dans votre monde! m’écriai-je avec
une emphase comique. Au moins, que
Menni reste homme, car s’il rn’ar-,
rivait de l’aimer ce serait terrible.
— Oui, terrible, renchérit Netti,
songeuse, et je ne pus comprendre
l’élrangeté de ce sérieux.
les jours après les jours s’écou¬
lèrent et je m’emparai avec joie d#
ce merveilleux monde nouveau,
II. — LA SEPARATION
Et cependant, le jour vint, jour
dont je ne puis me souvenir sans
malédiction, jou)1 où devait s’élever
entre Netti et moi l’ombre noire de
la séparation, délestée mais inéluc¬
table.
Toujours calme et sereine, Netti
m’annonça son prochain départ pour
Vénus où elle se rendait avec la
grande expédition dirigée par Men-
ni. Me voyant abasourdi de celte
nouvelle, eile ajouta :
— Ce ne sera pas pour longtemps;
en cas de succès, plus que probable,
un . détachement de l’expédition re¬
viendra bientôt et j’en ferai partie.
CA suivrf),
ft
iwaiaiiBninii!
N° 31. Feuilleton du Populaire. 3-9-36
S Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
S Traduil du russe
5 par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
TROISIEME PARTIE
IL — LA SEPARATION
Puis «lie m’expliqua ce. dont il
s'agissait. La matière radiante, in¬
dispensable, tant comme moteur dès
communications interplanétaires que
comme instrument de désagrégation
et de synthèse de tous les éléments
s’épuisait sur Mars. On la dépen^
sait sans avoir aucun movén de la
renouveler.
Il étaîl établi, à certains signes in¬
dubitables, qu’à la surface même de
Vénus, jeune planète quatre fois
moins vieille que Mars, il y avait des
gisements considérables de matière
radiante. Cést sur une Ile située au
milieu du principal océan de Vénus
et dénommée par les Martiens « Ile
des Brûlantes Tempêtes » que se
trouvait la plus importante mine de
matière radiante. On décida sur Je
champ d'en commencer sans retard
l'exploitation.. Mais avant d'entre¬
prendre quoi que ce fût, il était in¬
dispensable d’élever de hauls murs
solide» pour préserver le^ travail-,
leurs de l’action néfaste d'un vent
brûiaril et humide qui dépasse' en
violence tous les ouragans de nos
déserts de sable. Aussi l’expédition
devait-eile se composer de dix aé¬
ronefs et pe quelque deux milliers
d’hommes parmi lesquels un vingtiè¬
me seulement de chimistes et pres¬
que tous lès autres destinés aux tra¬
vaux de construction. On avait en¬
gagé les sommités scientifiques, y
compris les meilleurs médecins, car
la santé des explorateurs devait fata¬
lement se trouver menacée par lé
climat, les rayons meurtriers et les
émanations de matière, radiante.
Netti, à ce qu’elle me dit, ne pouvait
se refuser à prendre part à l'expédi¬
tion; mais en cas de bonne marche
des travaux, un étheronef devait re¬
venir dans les trois mois, porteur de
nouvelles et d'une provision de ma¬
tière extraite. Netti reviendrait par
cet appareil, c'est-à-dire dix ou onze
mois après son départ.
Je ne pus comprendre pourquoi le
départ de Netti était indispensable.
L’entreprise était, disait-elle, trop
sérieuse pour qu'on se refusât à y
participer ; elle aurait aussi une
grande signification pour ma propre
tâche puisque de son succès dépen¬
drait la possibilité de relations fré¬
quents et suivies avec Ifi Terre.
Toute erreur dans l'organisation du
secours médical dès le début pouvait
causer la ruine de toute l'affaire. Les
arguments étaient convaincants, je
savais déjà que Netti comptait parmi
les meilleurs médecins pour les cas
difficiles sortant du cadre de la
vieille expérience médicale. Cepen¬
dant, il me semblait que ce n’était
pas tout. Je sentais quelque chose
d’inexprimé.
En tout cas, je ne doutais pas de
Netti et de son amour. Si elle me
disail qu’il était indispensable de
partir, c’était donc indispensable: si
elle ne me disait pas pourquoi, je
n'avais pas à la questionner. Je sur¬
prenais l'effroi et. la douleur dans
ses beaux yeux quand elle croyait
que je ne la regardais pas.
— Emio seca pour toi une gentille
amie, dit-elle avec un triste sourire;
et n’oublie pas Nella, elle t'aime
bien, .elle a beaucoup d'expérience et
d esprit, son appui est précieux dans
les moments difficiles. A mon sujet,
pense seulement que je reviendrai
le plus tôt possible.
— Je crois en toi, Netti, dis-je. et
c’est pourquoi je crois en moi,
l'homme que tu as aimé.
. — Tu as raison, Lenni. Et je suis
persuadée que de toute épreuve du
destin et de tout naufrage, tu sorti¬
ras plus confiant en toi-mème. plu*
fort et plus pur qu’auparavànt.
L'avenir jela son ombre sur nos
adieux auxquels se mêlaient les lar¬
mes de Netti,
III. — . UNE FABRIQUE
DE VETEMENTS
En ces quelques mois, aidé de Netti,
je m’étais préparé à la réalisation de
mon plan principal : devenir un tra¬
vailleur utile de la société martienne.
Je déclinai à dessein tdutes les de¬
mandes de conférences sur la Terre
et ses habitants : il eût été dérai¬
sonnable de me spécialiser dans ce
genre et de demeurer ainsi artificiel- j
lement fixé à mon passé dont j’avais
déjà peine à me détacher, alors qu'il
s'agissait de conquérir le futur. Je
décidai de me faire embaucher dans
une usine et, après mûres réflexions
et comparaisons, j’optai la première
fois pour une fabrique de vêtements.
Certes, j’avais choisi le plus facile,
ou presque. Mais, pour moi, cela exi¬
geait néanmoins un sérieux appren¬
tissage. Il me fallut étudier les prin¬
cipes scientifiques de la structure
des fabriques en général, puis me
familiariser plus spécialement avec
l’entreprise où je devais travailler,
en connaître lê plan, l'organisation
du travail, comprendre le mécanisme
de toutes les machines, étudier sur¬
tout dans les moindres détails celle
à laquelle je devais travailler. 11
m'était indispensable en outre das-
sihiiler quelques parlies de mécani¬
que générale et appliquée, de tech¬
nologie et même d '.analyse mathéma¬
tique. Les principales difficultés
venaient ici non pas tant des matiè¬
res à étudier que de leur forme. Les
manuels n’étaient pas établis à
l’usage d’un homme de culture pri¬
maire. Je me souvins d’avoir été
tourmenté, enfant, par uri manuel
français de mathématiques tombé
par hasard sous- ma main. J’avais de
sérieuses dispositions pour cette
science à laquelle je portais un vif
intérêt. J’apprenais comme par en¬
chantement et comme si je les avais
toujours connus les concepts de <> li¬
mite » eC de « dérivée », difficiles pour
la majorité des débutants. Mais je
manquais de cette discipline logique
et de celle pratique de la pensée
scientifique supposées chez tout lec¬
teur-élève d’un professeur français
qui s’exprime en langage clair et
précis tout en étant très avg’re d’ex¬
plications. L’auteur évitait constam¬
ment ces enchaînements logiques qui
eussent pu paraître sous-entendus à
un homme de plus haute culture
scientifique, mais non à moi, jeune
Asiate. El, plus d’une fois, je réflé¬
chissais des heures entières à quel¬
que réduction ascendante magique
suivie de ces mots : « d’où, vu les
équalions précédentes, nous dédui¬
sons... » La même chose m’arrivait
maintenant, mais pire encore, lors¬
que je lisais les livres scientifiques
martiens. L’illusion qui me dominait
au début de ma maladie, quand tout
me paraissait facile et compréhen¬
sible, disparut sans laisser de trace
Mais l’aide patiente de Netti m’assis¬
tait et aplanissait le chemin difficile.
Peu après le départ de Netti, je me
décidai et entrai à la fabrique. C’était
une entreprise gigantesque et très
compliquée, ne ressemblant, en rien
à l’idée qup nous nous faisons d une
fabrique de vêtements. Là, tout était
réuni : filage, tissage, coupe, cou¬
ture, teinture. La matièrè pre¬
mière n’était ni le lin ni le coton, ni
aucune fibre végétale, pas plus que
la laine ou la soie, niais quelque
chose de tout à fait différent.
Jadis les Martiens fabriquaient les
tissus pour vêtements à peu près
comme nous actuellement : ils cul¬
tivaient des plantes textiles, ton¬
daient la laine des animaux appro¬
priés et les dépouillaient de leur
peau, élevaient des espèces particu¬
lières d'araignées dont les toiles four¬
nissaient une substance analogue à
la soie, etc. La nécessité d’accroître
sans cesse la production des céréales
donna une impulsion à la transfor¬
mation technique, Aux plantes texti¬
les furent substituées les minéraux
fibreux dans le genre du lui minéral.
Ensuite, les .chimistes orientèrent
leurs efforts vers l’analyse des toiles
d’araignées et la synthèse de nou¬
velles matières ayant des propriétés
identiques. Quand iis arrivèrent à
leurs fins, une révolution s’accom¬
plit dans ce domaine industriel en
un court laps de temps et aujour¬
d'hui les tissus de l’ancien type sont
conservés -seulement dâns les mu¬
sées historiques.
(A suivre).
A
N° 32. Feuilleton du Populaire. 4-9-36
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Alexandre Bogdanov S
ETOILE
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G E
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
III. — UNE FABRIQUE
DE VETEMENTS:
Notre fabrique était une véritable
incarnation de cette révolution. Plu¬
sieurs fois par mois, on faisait venir
des usines chimiques les plus pro¬
ches, par voie ferrée, la « matière »
à tisser : une substance semi-liquide
et transparente contenue dans de
grandes citernes. Au moyen d’appa¬
reils spéciaux interdisant l’accès de
l'air, la matière est transvasée dans
d’immenses réservoirs métalliques,
d’une grande hauteur, à fond plat
percé de centaines d’ouvertures mi¬
croscopiques. A travers ces ouver¬
tures, le liquide visqueux s’écoule
sous une forte pression en filets qui,
durcissant par l’action de l'air, se
transforment en fils arachnéens
transparents. Des milliers de fuseaux
s’en saisissent, les lient par dizaines
de brins de différentes grosseurs, les
portent plus loin et transmettent un
« fil » tout préparé au secteur Sui¬
vant. Là, sur les métiers, les fils s’en¬
trelacent en tissus divers : des plus
fins comme la mousseline et la bap-
tiste, au plus épais comme le. drap et
le feutre qui, en larges rubans infi¬
nis, s’en vont plus loin encore, à l’a¬
telier de coupe. Là, saisis par de nou¬
velles machines, ils sont soigneuse¬
ment pliés en nombreuses épaisseurs
et l’on découpe .par milliers les diver¬
ses pièces des costumes tracées et
mesurées d’avance d’après différents
patrons.
, Les pièces taillées sont, ajustées â
l’atelier de couture mais sans aiguil¬
le et sans fil ni machine à coudre.
Les ourlets, très exactement bâtis,
s'amollissent au moyen d’une compo¬
sition chimique dissolvante très vola¬
tile qui s’évapore en une minute tan¬
dis que les morceaux d’étoffe appa¬
raissent solidement soudés ensemble
et mieux qu’avec n’importe quelle
couture. Én mérite temps, les atta¬
ches sont soudées, partout où il le
faut, de sorte que l’on obtient des
milliers de vêtements tout fait? de
différentes formés et sur différentes
riiesures.
Il existe quelques cenlaines de mo¬
dèles correspondant aux différents
âges et parmi lesquels on peut tou¬
jours en choisir un qui convienne
très bien, d’autant plus que le cos¬
tume est d’habitude très ample chez
les Martiens. Toutefois si, par suite
d’une constitution quelque peu anor¬
male on ne .trouve rien qui aiile, un
autre modèle est immédiatement éta¬
bli sur mesure, une machine équipée
pour la coupe d’après un nouveau
dessin et le costume fait spéciale¬
ment pour la personne donnée en
une heure environ.
Quant à la couleur des vêtements,
la majorité des Martiens se conten¬
tent de teintes ordinaires, sombres et
discrètes, celles du tissu naturel. Mais
si l’on exige une autre couleur, le
costume est expédié au secteur de
teinturerie où, en quelques minutes,
à l’afde de procédés électro-chimi¬
ques, il acquiert la teinte désirée,
idéalement égale et résistante.
Les chaussures et l’habillement
d’hiver sont fabriqués par les mêmes
moyens avec des étoffes semblables
maïs beaucoup plus fortes et plus
solides. Notre fabrique n'en fournis¬
sait pas, mais d’autres, plus impor¬
tantes encore, produisaient à la fois
tout ce qu’il faut pour habiller un
homme des pieds à la tête.
Je travaillai successivement dans
tous les secteurs de la fabrique et
au début, je fus très captivé par mon
travail. L’atelier de cou |>e' était par¬
ticulièrement, intéressant, car je de¬
vais appliquer les méthodes, nouvel¬
les pour moi, de l’analyse fruithéimp-
tique. Le problème consistait à dé¬
couper toutes les parties du costume
dans un morceau d’étoffe donné et
avec le moins de perte possible. Pro¬
blème évidemment très prosaïque
mais aussi très sérieux car la plus
minime erreur se répelant des mil¬
lions de fois entraînait un énorme dé¬
chet. Je parvins « aussi bien » que
les autres à trouver des solutions sa¬
tisfaisantes.
Travailler « aussi bien » que les
autres, c’est à quoi je m’employais
de toutes mes forces, d’ailleurs nou
sans succès. Mais je ne pouvais me
dissimuler que cela me coûtait beau¬
coup plus d’efforts qu’à mes compa¬
gnons. Après les quatre ou six heu¬
res (selon l’évaluation terrienne -j
de travail réglementaire, j’étais ex¬
trêmement fatigué et il.. me -'fallait
un repos immédiat, alors que les au¬
tres se dirigeaient vers les musées,
les bibliothèques, les laboratoires ou
dans diverses fabriques afin d’y ob¬
server la production et parfois même
d’y travailler encore.
J’espérais m’habituer à ce nouveau
genre de travail et me trouver bien¬
tôt à égalité avec tous les travail¬
leurs. Mais cela n’eut pas lieu. Force
me fut de reconnaître que je man¬
quais de « culture de l'attention ».
Le travail exigeait fort peu de mou¬
vements physiques, je ne le cédai à
personne en rapidité et en adresse
et dépassai même beaucoup de mes
camarades. Mais dans la surveillan¬
ce des machines et des matériaux,
on ne devait pas se départir d’une at¬
tention intense et soutenue,' très pé¬
nible pour mon cerveau. 11 faut cer¬
tainement plusieurs générations pour
développer cette faculté au degré qui
semble ici tout à fait habituel el
moyen.
Quand la fatigue commençait a
se manifester (c’était en général à la
fin de la journée de travail) et que
l'attention me faisait défaut, il m’ar¬
rivait de commettre une erreur ou
bien de retarder d’une seconde l’exé¬
cution d’un gesle quelconque; alors,
immanquablement, la main sûre d'un
de mes voisins arrangeait la chose.
J’étais non sqpleinenL très surpris,
mais parfois même troublé par leur
étrange faculté de remarquer tout ce
qui ' se passait autour d’eux sans
qu’ils se détournassent une minule
de leur travail. Leur sollicitude me
louchait moins qu’elle ne suscitait en
moi un sentiment d’amertume et d’ir¬
ritation. J’eus le sentiment que l’on
observait constamment mes actes...
Cette inquiétude accentua encore la
dispersion de mon esprit et. nuisit
à mon travail.
Maintenant, avec le recul du temps,
quand je songe minutieusement et en
toute impartialité à ces circonstan¬
ces, je trouve que mes impressions
d’alors étaient fausses. Tout à fait
avec la même sollicitude et de la
même manière, mes camarades s’en-
llllBIÜIBIIlHIIIIBIIIIMIIlIBIIlIBliliBllinilllBIIIIBIIIIBiBI
tr’aidaient à la fabrique, mais peut-
être moins souvent. Je n’avai9 pas été
l’objet d’une attention ou d’un con¬
trôle exceptionnel, comme je le
croyais alors. Mais moi, homme d’un
monde individualiste, je me distin¬
guais involontairement et inçons-
ciemment des autres, puis j’interpré¬
tais maladivement leur bonté et leur
sollicitude amicales parce qu’il'- me
paraissait à moi, homme de la socié¬
té capitaliste, que je ne pouvais les
payer de retour.
IV. — ENNO
Un interminable automne passa,
l’hiver à peine neigeux mais froid,
régnait sur notre région, dans les la¬
titudes moyennes de l'hémisphère
boréal. Le goleil, très petit, ne chauf¬
fait pas du tout, éclairait peu. La na-
ture quitta ses couleurs vives, devint
pâle et desséchée. Le froid pénétrait
jusqu’au cœur, des doutes naissaient
en moi et la solitude morale de l'é¬
migré terrien devint de plus en plus
pénible.
J’allai chez Enno, que je n’avais
pas vue depuis longtemps. Elle m’ac¬
cueillit en ami cher et proche. Ce fut
un rayon de lumière transperçant le
sombre hiver et les noirs soucis,
(A suivre J,
*
N° 33. Feuilleton du Populaire. 5-9-36
" Alexandre Bogdanov £
L’ETOILE
ROUGE
T raduit d u russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
TV. — ENNO
Puis,, je remarquai combien ellc-mé-
me était pâle et semblait lasse ou
accablée de quelque chose; il y avait
une sorte de tristesse secrète dans
ses manières et ses paroles. Nous ne
manquions pas de sujets de conver¬
sation et de tiennes heures'. somme
jje n'en avais pas connues depuis le
départ, de Netti, passèrent sans que
je m’en aperçoive.-
Quand je me levai pour rentrer à
la maison, nous devînmes tristes l’un
et l'autre.
— Si vos travaux ne vous obligent
pas à rester ici, venez ;,avec moi, lui
dis-je.
Enno accepta immédiatement et
emporta son travail (elle révisait
alors de nombreux calculs et n’était
pas tenue d'aller à l'observatoire).'
Nous, partîmes pour la ville chimi¬
que oïi je vivais seul dans l’appar¬
tement de Menni. J’allais tous les
matins à la fabrique située à une
centaine de kilomètres, c’est-à-dire
à une demi-heure de chez moi. Nous
passions ensemble les longues soirées
d'hiver, occupés do travaux scien¬
tifiques, de discussions et parfois de
promenades dans les enviçong,
Ennô me raconta son histoire. Elle'l
avait aimé Menni dont elle fut .la
femme. Elle désira passionnément
un enfant de iui, mais les années
6’écoulèrent sans qu’elle en eût. Alors, |
elle prit conseil de Netti. Celle-ci étu¬
dia le cas de ia manière la plus scru¬
puleuse et on vint à conclure caté¬
goriquement à la stérilité de cette
union. La puberté fut trop tardive
chez Menni, alors que sa vie intel¬
lectuelle1 <i& savant et de penseur
avait été trop précoce. L’activité du
cerveau, due à un développement ex¬
cessif, étouffa dès l’origine la vita¬
lité des éléments de reproduction:
c'était irrémédiable.
— Le verdict de Nètti fut un coup
terrible pour Enno pour laquelle
l’amoiir de cet homme de génie et
un profond instinct maternel se con¬
fondaient en une seule aspiration
passionnée qui s’avérait subitement
sans espoir.
Mais ce ri’était pas tout; l’examen
conduisit encore Netti à un autre ré¬
sultat : le travail intellectuel inten¬
se de Menni et l'épanouissement
complet de ses facultés géniales exi¬
geaient le plus possible de ménage¬
ments physiques et une quasi-conti¬
nence sexuelle. Enno ne put manquer
de suivre ces conseils qui, lui paru¬
rent bienlôt pleins de bon sens et de
raison. Menni, ranimé, se mit à tra¬
vailler plus énergiquement que ja¬
mais; des plans nouveaux naquirent
dans sa tête avec, une rapidité excep¬
tionnelle, il les réalisait avec succès
et, selon toute apparence, ne sentait
nullement la privation. Alors Enno,
pour qui l’amour était plus cher que
la vie, mais le génie ’ de ' l'homme
aimé plus cher que l'amour, tira les
conclusions qui s’imposaient.
Elle se sépara de Menni; il en fut
taut d’abord désespéré, puis s’accou¬
tuma au fait accompli. La cause vé¬
ritable de celte rupture lui demeura
peut-être inconnue. Enno et Netti
gardèrent le secret mais, naturelle¬
ment, il fut impossible de savoir au
jdste si le motif caché du divorce
avait vraiment échappé à la clair¬
voyance de Menni.' Quant à Enno, la
vie lui apparut si désolée, et l’im¬
pression d’accablement lui valut de
telles souffrances, que peu de temps
après .elle résolut de mourir.
Afin d’empêcher le suicide, Netti,
à laquelle Enno avait demandé son
aide, en remit la réalisation au len¬
demain et informa Menni. Celui-ci
préparait alors l’expédition sur Ja
T’erre, il envoya immédiatement à
Enno une invitation de participer à
cette dangereuse entreprise. Enno
accepta la proposition. De nombreu¬
ses impressions nouvelles l’aidèrent
à guérir. Lors du relour vers Mars,
elle était parvenue à se maîtriser
suffisamment pour prendre l’aspect
du jeune poète heureux que j’avais
connu sur l’aéronef.
Enno ne s’engagea pas dans' la
nouvelle . expédition craignant • de
s’habituer de nouveau à la présence
de Menni. Mais elle vivait, dans une
alarme continuelle sur son sort, con¬
naissant trop bien les dangers de
l’entreprise. Au cours des longues
soiréés d'bivqr, nos pensées s’oriea-
laienl toujours sur le même point
de l’Univers : là où par un vent brû¬
lant et sous les rayons d'un soleil
immense ies êtres qui nous étaient
le plus chors à tous deux accomplis¬
saient avec une énergie fiévreuse
leur travail de titans. Cette commu¬
nauté de pensée et d’état d’âme nous
rapprocha profondément. Enno fut
pour moi plus qu’une sœur.
Notre rapprochement nous amena
comme spontanément sans doute et
sans crise- à des relations amoureu¬
ses. Enno, invariablement douce et
bonne, ne s’y refusa pas sans toute¬
fois les provoquer elle-même. Elle
décida seulement de n’avoir pasd'en-
fant de moi... Il y avait une nuance
de tendresse attristée dans ses cares¬
ses, caresses d’une tendre amitié qui
permet tout...
Et, comme auparavant, l’hiver
étendit sur nous ses ailes pâles et
froides, un long hiver martien, sans
lempêtes, sans bourrasques de n&ige,
sans dégel, calme et immobile com¬
me la mort. Nous n’avions ni l’un ni
l’.autre le désir' de voler vers le sud
où ia nature en pleine vie déployait
sa parure la. plus brillante. Enno" ne
voulait pas de ces paysages trop mal
harmonisés avec son moral; j’évi¬
tais aussi les nouvelles relations et
les changements parce que cela exi¬
geait de moi un travail et une fati¬
gue supplémentaires ; or, je n’allais
que trop lentement vers mon but.
Notre amitié était étrange, illusoire,
l’amour sous l’emprise de l’hiver, de
la peine et de l’attente...
V. — CHEZ NIELLA
Enno avait été, dès son plus jeune
âge, la plus proche amie de Netti
dont elle me parla beaucoup. Au
Cours d’une de nos conversations, ,ie
fus frappé par le rapprochement des
deux noms de Netti et Sterni, qui me
parut bizarre. Quand je posai une
question directe, Enno réfléchit, sem¬
bla même se troubler, puis répondit:
— Netti a été autrefois la femme
de Sterni. Si elle ne vous l’a pas dit,
je n’aurais pas dû en parler. Evidem¬
ment, j’ai commis une faute et no
me posez plus de questions à ce su¬
jet.
Je fus singulièrement bouleversé
par ce que j’entendis... Et cepen¬
dant... Qu’y avait-il de nouveau ? Je
n’avais jamais supposé être le pre¬
mier marj de Netti. Il eût été inepte
de croire qu’une femme pleine de
vie et de santé, belle de corps et d’es¬
prit, enfant d’une race libre ei; hau¬
tement cultivée, ait pu vivre sans
amour jusqu'à notre rencontre.
(A. suivre).
i
V!lllBII!IH!!lllll1l!Hinn!ll1BI!IHIIIIHinmi!!HnilB>iIIBnH!
N° 34. Feuilleton du Populaire. 6-9-36
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Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
T raduit d u russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
V. — CHEZ NELLA
Qu’est-ce donc qui provoquait mon
iqcompréliensihle stupéfaction? in¬
capable. d'en juger. le semis qu'il me
fallait (oui savoir, exactement et
clairement. Mais i! était devenu im
possible de questionner Enno. Je me
{souvins dé Nella.
Netti m’avait dit en partant :
« N’oublie pas Nella, va vers ellê
dans les moments difficiles. » Et plus
d'une fois j’avais songé à l'éventua¬
lité de la voir. Mais, d'une part, ie
travail m’en avait empêché, d’autre
part j’éprouvais une sorte de crainte
à me trouver devant les centaines
d’enfants curieux qui l'entouraient
Mais maintenant, toute irrésolution
disparut et j’allai ce même jour à la
« Maison des Enfants » dans la Gran¬
de Ville des Machines,
Nella quitta son travail aussitôt
qu’elle me vit et, se faisant rempla¬
cer par une de ses collègues, m’em¬
mena dans sa chambre où les en¬
fants ne pouvaient nous dérariger.
J’étais décidé à ne pas lui parler
directement du but de ma visite,
d’autant que ce but ne m'apparais¬
sait à moi-même ni bien sensé, ni
particulièrement noble. Il était on ne
peut plus .naturel de parler de l'être
qui nous était le plus proche à Cous
deux. H me restait à saisir le mo¬
ment favorable de poser ma question.
Nella me parla beaucoup et avec
passion do Nefl\ tin son enfance et
■ te sa jeunesse.
Nélli avait passé ses premières an¬
nées auprès de sa mère, tonune cela
se fait dans la plupart 'des cas chez
les Martiens. Ensuite, quand il fallut
la mettre à la « Maison des Enfants »
afin de ne pas la priver de l’influen¬
ce éducatrice bienfaisante de la so¬
ciété enfantine, Nella ne put se sé¬
parer d'elle et vint habiler dans celte
même maison, puis elle y resta pour
toujours en qualité de pédagogue.
Cela convenaif à sa spécialité scien¬
tifique : elle s’occupait surtout de
psychologie.
Netti était une enfant vive, éner¬
gique, impulsive, ayant, une grande
soif de connaissance et d'activité-
Elle était particulièrement intéres¬
sée et très attirée par le mystérieux
inonde astronomique, l'au-delà de la
planète : la Terre, que l'on Savait
jias encore atleinte, et ses habitants
inconnus étaiêpt le rêve préféré, de
Netti, le sujet favori de ses conver¬
sations avec les autres enfants et lés
éducateurs.
Quand parut le compte rendu de
la première expédition ayant abordé
la Terre, la petite fille manqua de¬
venir folle de joie et de ravissement.
Elle apprit mot à piot le rapport de
Menni, puis elle tourmenta Nella et
les institutrices pour se faire expli¬
quer chacun des termes obscurs Ile
loin, elle devint amoureuse de -Vlen-
ni et lui écrivit une lettre soimiV'Ilé
dans laquelle elle le suppliai! , entre
autres, de lui ramener de la Terre
un enfant abandonné. Elle se char¬
geait de l'élever au mieux. Elle cou¬
vrit sa chambre de vues de la Terre
et de portraits de Terriens, se mit à.
étudier les dictionnaires de langues i
dès qu'ils furent imprimés. Elle s'in¬
digna de la violence exercée par
Menni et. ses compagnons de route
sur le premier Ter-rien rencontré par
eux : ils le firent prisonnier aTin
qu’il les aidât à apprendre les lan¬
gues, puis elle se prit à regretter
amèrement qu’on l’ait rendu à la li¬
berté au lieu de l'amener sur Mars.
Elle décida fermement d’aller sur la
Terre un jour et, en réponse à une
plaisanterie de sa mère lui disant
qu’elle se marierait là-bas, elle dé¬
clara, songeuse : « C’est très possi¬
ble ! »
Netti ne m’avait jamais dit tout
cela ; elle évitait en général, dans la
conversation, les allusions au passé.
Et personne, même elle, n’aurait pu
m’en parler mieux que Nella. L'amour
maternel rayonnait dans ses récits.
Pendant quelques minutes, je m’ou¬
bliai complètement, j’avais devant
moi, comme si elle était vivante, une
enfant ravissante, avec ses grands
veux uniêtiU el sein irlclinalmn mys-
téiicuse pour un monde loiplain
lointain. Mais cela passa rapide¬
ment... je repris conscience de ce qui
m’entourait, du but de ma visite, et
i’en sus le cœur serré.
Enfin, nous en vînmes aux années
plus récentes de la vie de Nêlli ; jé
me décidai à demander, de l’air le
plus calme et le plus naturel pos¬
sible, comment (étaient nées les rela¬
tions entre Netti et Slerni. Nella son¬
gea un instant.
Ah ! voilà... dit-elle. Ainsi vous
êtes venu chez moi pour céla... Pour¬
quoi donc ne me Pavez-vous pas dit
Irànchément ?
Sa voix était nuancée d’une s-évéri-
!t inhabituelle. Je me tus.
— 11 va de soi que je puis vous
raconter ia chose, dit-elle. C’est une
histoire bien simple. Slerni avait élé
l’un des professeurs de Netti, il fai¬
sait aux jeunes gens des cours de
mathématiques et d’astronomiê.
Quand il revint de son premier
voyage sur la Terre — c’était, me
semble-t-il, la déuxième expédition
de Menni — i! fit toute une série de
rapports sur cette planète el ses ha¬
bitants. Netti était sa fidèle auditri¬
ce. La patience et l’altenlion qu'il
prêtait aux éternelles questions de
celle-ci les rapprochèrent beaucoup.
Leur sympathie aboutit au mariage.
Vors eut lieu une snrle d'attraction
polau-e d> deux natures loul à fait
disparate* el opposées en bien des
points. OHe même incompatibilité
»e manifestant de manière plus cons¬
tante et totale dans leur vie commu¬
ne détermina une froideur récipro¬
que ét le divorce. Voilà tout.
Dites-moi quand a eu lieu la
rupture ?
— Elle devint définitive après la
mort de iLetta. Au vrai, l’inlimilé de
Netti et Lelta a été l’origine du di¬
vorce- Netti se sentait mal à l’aise de¬
vant l’esprit froidement analytique
de Slerni. il détruisait systématique¬
ment et avec obstination tous les
châteaux en Espagne, toutes les fan¬
taisies de l’esprit el des séns dont
elle vivait si fortement. Sans le vou¬
loir, elle se mit à chercher un hoip-
me qui se comporterait autrement
envers tout cela. Et ce vieux Lelta
avait une rare sensibilité de cœur
avec un enthousiasme presque enfan¬
tin. Netti trouva eu lui le camarade
dont elle avait besoin. Non seulement
il savait comprendre les élans de son
imagination, mais souvent même il
s’y laissait entraîner avec elle. Au¬
près de lui, elle se reposait 'morale¬
ment de la criliqne toujours plus
sévère el "glacée de Slerni. Comme
elle il aimait la Terre en songe et
par fantaisie, croyait en l’union fu¬
ture des deux mondes qui détermi¬
nerai! le grand épanouissement el la
g arnie poésie de la vie. lit quand
elle appril qu’un être doué d un tel
trésor de sensibilité n’avail jamais
connu 1'âmour, Netti ne put s accou¬
tumer à cette idée. Ainsi naquit sa
deuxième liaison.
— Une niinulé, interrompis-je.
Vous ai-, je bien compris ? Vous di¬
tes qu’elie a été la femme de Let-
la ?
— Oui, répondit Nella.
— Mais le divorcé définitif avec
Slerni n'eut-il pas lieu après la mort
de Letla ?
— Oui. Vous ne comprenez pas ?
— Si, je vous comprends. Seule¬
ment, j’ignorais tout cela.
A cet instant, nous fûmes inter¬
rompus. Un des enfants avait une
crise nerveuse et Netti était appelée
d'urgence auprès de lui. Je restai
seul un moment. La tête me tour¬
nait, je me sentais si bizarre qu'au¬
cun mot. ne pourrait décrire mon
état. Que se passait-il ? Rien de par¬
ticulier. Nettj était un être libre et
se conduisait en être libre. Letla
avait été son mari ? Je l’avais tou¬
jours estimé et j'eusse éprouvé a
son égard une ardente sympathie,
'•même s’il n’avait sacrifié sa vie pour
moi. Netti avait été la femme de ses
deux camarades en même temps ?.
(A suivre).
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IlIWülBIÜlHÜHi:!
N° 35. Feuilleton du Populaire. 7-9-36
S Alexandre Bogdanov £ , .
^ Traduit d u russe
* par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
V. — CHEZ NELLA *• ■
•
.Mais n’avais-je pas toujours pensé
que- le mariage exclusif dans nos mi¬
lieux provient seulement des condi¬
tions économiques qui limitent et pa¬
ralysent l ‘homme, à chaque pas;, ici,
dès ’ cfmditiôns,'. m’existaient point, i!
y en avait d’autres qui ne créaient
i aucune gêne dans la vie sentimentale
’ et sexuelle. D’où venait donc cette
perplexité inquiète et cette incom¬
préhensible douleur qui me faisait
tantôt 'm^xclamer, tantôt éclater do
rfre’ ? Oiï bien, étais-je incapable de
sentir1- selon ma façon de penser ï
iïlémble bien qü’il en soit ainsi, oui.
Et. ma ljaison avec Enno ? Uü donc
est, nia logique ? Que suis-je dono
naoimôme. „? Quelle absurde situa¬
tion- !=-s • .
Ah- ! oui... mais, ceci encore : pour*
qiîoi Netti ne m’avait-elle rien dit T
CdMlfien de secrets et de tromperies
dqéqüVpirà'i-je encore autour de
moi.? ..Dé, nouvean le mensonge I,
Non, le secret, c’est vrai. Il n’y avait'
pas eu tromperie. Mais dans ce sens,
le secret n’est- fl pas une trompe¬
rie ?... t!
Ces idées passaient en tourbillon
dans ma tête quand la porte s’ouvrit
et Nella réapparut. Elle dut lire sur
mon visage combien je souffrais, car
toute trace de sévérité, disparut dé
sa yjoix i-
— Bien entendu, dit-elle, il. n’est
pas- facile de s’habituer -à des rap¬
port? tout à fait’ étrangers aux
mœurs d'un monde auquel on n’est,
pas lié par le sang. Vous avez sur¬
monté déjà bien, des- obstacles, vous
viendrez, à bout de .celui-ci. .Netti
croit en vous et je pense qu'-elle a
raison. Mais est-il possible que votre
foi en elle soit ébranlée ?
— pourquoi m’a-t-elle caché tout
cela ? Est-ce là sa confiance ? Je ne
puis la comprendre.
’ ' — Pourquoi a-t-elle agi ainsi ? Je
l’ignore. Mais je sais qu’elle a été
guidée non par de bas motifs, mais
par de bonnes et sérieuses raisons.
T, a lettre que voici vous lqs expli¬
quera peut-être. Elle me l’a laissée
pour vous pour le cas où, justement,
nous aurions un entretien tel que
!celui-ci.
. La lettre était écrite dans ma lan¬
gue malernelle que Netti avait, si
bien étudiée. Voici ce que j’y lus :
« Mon Lenni ! Je ne t’ai pas parlé
bon seule fois de mes liens person¬
nels antérieurs, mais non que je vou¬
lusse te cacher quoi que ce fût de
ma vie. Je crois profondément en ta
lumineuse intelligence et en la no¬
blesse de ton cœür. Aussi étrangères
et inhabituelles que t’apparaissent
.certaines de nos relations vitales, je
■ne doute pas qu’en fin de compte tu
ne saches les comprendre loyalement
et les juger à leur juste valeur.
« Mais je craignais une chose...
Après ta maladie, tu as rapidement
accumulé des forces pour le travail
mais tu n’avais pas retrouvé ce plein
équilibre psychique dont dépend la
maîtrise de soi, dans les paroles et
dans les actes, à tout instant et quel¬
les que fussent les impressions su¬
bies. Et si, par Une impulsion sou¬
daine et sous l’empire des forces ins¬
tinctives du passé qui dorment tou¬
jours dans- les profondeurs de l’âme
humaine, tu t’étais comporté avec
moi, femme, et ne serait-ce qu’une
seconde, de cette manière odieuse
née de la violence et de l’esclavage
qui sévissent dans le vieux monde,
tu ne te le serais jamais pardonné.
Oui, mon cher, je sais, tu es sévère
et souvent même cruel envers toi-
même C’est une particularité ac¬
quise à votre vieille école de combat
éternel du monde terrestre -; et une
seconde d’emportement absurde et
maladif resterait pour toujours à tes
yeux comme une tache sombre sur
notre amour. »
« flion Lenni, je veux et peux te
rassurer. Que s'endorme en ton âme
et pour ne jamais te réveiller le
mauvais sentiment qui relie l’amour
humain au sentiment de propriété.
Désormais je n’aurai d’autre lien que
le nôtre. Je puis te le promettre fa¬
cilement et avec certitude parce que,
devant mon amour pour toi, devant
mon désir passionné de t’aider dans
ta grande tache, tout me paraît mes¬
quin et insignifiant. je t’aime comme
femme mais aussi ‘comme une mère
qui conduit son enfant dans une vie
KiiHiUBiiw ■iniaiRianinnaiiiiniiiBiiiiBiiiiBwiiia
nouvelle et étrangère pleine d’efforts
et de dangers. Cet amour est plus
fort et plus profond qu’aucun autre
au monde. Et c’est pourquoi ma pro¬
messe ne comporte aucun sacrifice.
« Au revoir, mon cher enfant aimé.
« Ta Netti. »
Quand j’eus terminé la lecture de
cette lettre, Nella nie regarda, inter¬
rogative.
— Vous aviez raison, dis-je, et lui
baisai la main.
VI. RECHEHCHES
Il me resta de cet- épisode un sen¬
timent de profonde humiliation. Je
me mis à interpréter de manière plus
morbide encore la supériorité dë
ceux qui m’entouraient, tant à la fa¬
brique que dans toutes mes autres
relations avec les Martiens. Sans au¬
cun doute, j’exagérais leur supériori¬
té et -ma propre faiblesse. Dans leur
bienveillance et leur sollicitude à
mon égard, je commençais à voir une
nuance presque méprisante de con¬
descendance ; dans leur "réserve dis¬
crète, une aversion cachée pour un
être inférieur. Ma rigueur de con¬
ception et ma justesse d’appréciation
se trouvaient de plus en plus faus¬
sées dans ce sens.
Sous, tous les aulres rapports, ma
tôle demeurait lucide et travaillait à
chercher les causes réelles du départ
de Netti. Plus encore qu’auparavant
!!i!iBiiini!i!MiiyaiiipniHiiiniiini!iaii:!ni;ia%iH'i:iH:;9fl
j’étais, persuadé . que, la participation
de cette dernière, à l'expédition n’a¬
vait pas été décidée sans, motifs, plus
forts et -plus, graves que les raisons
invoquées devant moi; Sa lettre, nou¬
velle épreuve de son amôur et de la
grande signification' quelle ‘accordait
à ma ntiss'ion pour le rapprochement
des deux .fuondes,’ .confirmait mon
point" de vue : Netti ne s'él’âît pas
décidée sans raisons exçeptionnél-
les à .me, laisser pour .longtemps .seul
air milieu des abîmes' et des’ ôcuerls
d’uue vie étrangère, tout en sachant
mieux- -que moi-même quels dangers
me menaçaient.- Il y- savait quelque
chose’ ’qiie j’ignorais ‘mais-; c’était à
coup sûr ën rapport ' étroit avec ma
personne et il me fallait éclaircir
cela à fout prix.
Je décidai de parvenir à la vérité
en procédant par recoupements. Me
rappelant certaines; remarques in¬
volontaires et fortuites de Netti, et
l’expression y inquiète que . je sur¬
prenais sur- son - visage bien avant
d’entendre- 'parleiVdés' expéditions co¬
loniales; j’en vins à cbnblurë que Net¬
ti s’était décidée i£ la séparation non
quand elle m’en avertit, mais depuis
fort longtemps, et pas plus, tard
qu’aux premiers jours de notre ma¬
riage.' Aussi fallait-il . retrouver les
causes dès celte époque. .Mais où les
chercher ? - -,
Elles pouvaient être liées, soit aux
Netti, comme la . moins vraisembla¬
ble. Ta r conséquent, il fallait, : avant
tout orienter, mes recherches .dàtis .la
secondé- direction et commencer par
éclaircir -pleinement T histoire de l’o¬
rigine de l’expédition.
11 va sans dire que l'expédition
av'âit été décidée pat- le « groupe co¬
lonial' » ; 'ainsi nôhimail-qn. là -réu¬
nion ‘des travailleurs qui; prenaient
une part active à l'organisation, des
voyages . interplanétaires, . de.- concert
avec lés représentants de .‘la statis-
tîqùé' centrale et-des usinés cqriSfï’ùc-
Irices' d’élhéronefs’ .pu ’ productrices
t|es ’moyehs. indispensables  -ces
voyages. Je savais que le dernier
congrès de ce « groupe colonial »
s'était tenu précisément pendant ma
maladie. Ménni et Netti y 'partici¬
paient. Comme,- à çè moment, .je me
rétablissais et, m’ennuyais saris Ne.tr-
ti, 'je désirais assister au. congrès,
niais elle- me dit que ; c’eût, .été datt-
goreux 'pour -ma sauté. .Ce « danger??
ne dépend ait- il pas de- quelque cho~
se que je devais ignorer ? Cette ques¬
tion'' exigeait de me procurer lés
comptes rendus' exacts du congrès et
giiifi.caüpft de .l'expédition, .élleripê-
<ne, La première, hypothèse apparais¬
sait, ,ië près - lecture de la- - lettre . de
porter à l’affaire. (A suivre -i.
ll!HIIIH!!IHnH!!HI!!niilHlll!HIVIi'!H!l!IBI:IHI!!HI!l
I1H1I
N® 36. Feuilleton du Populaire. 8-9-36
■ Alexandre Bogdanov 5
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
VL — RECHERCHES
Mais là, je rencontrai des difficul¬
tés. A la bibliothèque coloniale, on
me donna seulement le recueil des
résolutions du congrès. Dans ces tex¬
tes se trouvait parfaitement indiquée
presque dans, les moindres détails,
toute l’organisation de la grandiose
entreprise sur Vénus, mais rien qui
ressemblât à ce qui m’intéressait
plus spécialement- Cela n’épuisait
nullement la question pour moi-. Les
décisions étaient exposées en détail
mais sans aucune motivation et sans
allusion aux débats qui les avaient
précédées. Quand j'expliquai au bi¬
bliothécaire que j’avais besoin des
'comptes rendus mêmes, il me dit
qu’ils n’étaient pas publiés et que.
d'une façon générale,- on n’établissait
pas de procès-verbaux détaillés com¬
me d’ordinaire aux assemblées éco¬
nomico-techniques.
A première vue, cela semblait
plausible. Les Martiens, en effet, ne
publient le plus souvent que les ré¬
solutions de leurs congrès techni¬
ques. Ils estiment que toute opinion
sensée et utile exprimée là sera, soit
reflétée dans la décision prise, soit
mieux expliquée et commentée par
l’auteur lui-même dans un article
spécial, une brochure, un livre s’il ‘ le
juge nécessaire plutôt que dans un
bref discours. Chez les Martiens,
tout est condensé sous le plus mince
format possible, ils n’aiment pas pro¬
pager à l'excès leurs documents et
l’on ne saurait trouver chez eux rien
de semblable à nos volumineux « tra¬
vaux de commission ». Mais dans le
cas présent, je M’accordai pas Loi à
ce- que me dit le bibliothécaire. Des
questions trop importantes et trop
graves avaient été décidées au con¬
grès pour qu'on puisse en user avec
leur délibération comme avec celle
des débats ordinaires sur une ques¬
tion technique quelconque.
Cependant, je m'efforçai de cacher
ma méfiance et, pour éloigner de mol
tout soupçon, je m'absorbai docile¬
ment dans l’étude de ce qu’on me
donna , en réalité, je méditais du¬
rant ce temps un plan d’actions fu¬
tures. Il était évident que je ne trou¬
verais pas ce dont j’avais besoin
dans une bibliothèque : soit que les
procès-verbaux ^existassent pas,
soit que les bibliothécaires prévenus
les cachassent à ma vue. Restait au¬
tre chose : le secteur phonographi¬
que de la bibliothèque.
Les procès-verbaux du congrès
pouvaient s’y trouver, même- au cas
où ils ne seraient pas imprimés. Le
phonographe remplace souvent la
sténographie chez les Martiens et de
nombreux phonogrammes inédits des
différentes assemblées publiques
sont conservés dans leurs archives.
Je choisis le moment où le biblio¬
thécaire était absorbé dans son tra¬
vail pour passer au secteur phono¬
graphique saas être aperçu. Là, je
demandai au camarade de service le
grand catalogue des phonogrammes.
Il me le donna.
J’y trouvai facilement les numéros
qui m’intéressaient et, affectant
d’éviter un dérangement à ce cama¬
rade, je me mis à les rechercher
moi-même. Cela aussi me fut facile.
Il y avait quinze phonogrammes,
autant que de séances au congrès.
Selon l'habitude des Martiens, à cha¬
cun était jointe une table des matiè¬
res. Je les examinai rapidement
Les cinq premières séances étaient
consacrées entièrement à un rapport
sur les expéditions organ'sées après
le congrès précédent et sur les nou¬
veaux perfectionnements de la tech¬
nique des étheronefs.
Le titre du sixième phonogramme
portait :
« Motion de la Statistique Centrale
sur le passage à la colonisation mas¬
sive. Choix de la planète : Terre ou
Vénus, Discours et thèses de Sterni,
Netti, Menni et d’autres. Décision
préalable en faveur de Vénus. »
J’eus le pressentiment de toucher
à l’objet, de mes recherches. Je pla¬
çai lé phonogramme dans l’appareil
Ce que j’entendis se grava dais
mon âme pour toujours. Voici ce que
c’était.
Menni, président du congrès, ouvre
la sixième séance et prend la parole
le premier en qualité de rapporteur
de la Statistique Centrale. I
Au moyen de chiffres précis, il dé¬
montre que l’accroissement de popu¬
lation et la progression des besoins
rendront inévitable d’ici trente ans
une pénurie des ressources alimen¬
taires si les Martiens se limitent à
l’exploitation de leur seule planète.
La découverte de la synthèse techni¬
que des albumines de la matière
inorganique pouvait parer à ce dan¬
ger niais il était impossible de garan¬
tir qu'on y parviendrait avant trente
ans. Aussi devenait-il indispensable
que le « groupe colonial », dépassant
les simples expéditions scientifiques
sur d’autres planètes, en vienne à
l'organisation d’une véritable émi¬
gration massive de la population. En
fait, il y avait deux planètes acces¬
sibles aux Martiens et possédant
d’énormes richesses naturelles. 11 fal¬
lait décider sans retard laquelle des
deux serait considérée comme centre
de colonisation, puis se mettre à
l’élaboration d’un plan.
Menni demande s’il. y a des contra¬
dicteurs désireux de se prononcer
sur le fond contre la proposition de
la Statistique Centrale ou contre son
argumentation. Personne ne demande
la parole.
Alors, Menni met en discussion la
question du choix de la planète com-
nmiiHiiimiiMiiiiHüiiBiniiaiiinHiKiaiitiiBiiiiHiiüHiiiHiiiB
me premier centre de colonisation
en masse.
La parole est à Sterni.
VII. — STERNI
— La première question posée par
le délégué de la Statistique Centrale
— débuta Sterni de son ton mathé-
rnatico-p, raUque coutumier — celle
du choix de la planète à coloniser
ne demande à mon avis aucune ré¬
ponse parce qu’elle est résolue de¬
puis longtemps et par l’évidence
même. Nous n'avons pas le choix.
Des deux planètes accessibles à pré¬
sent, une seule peut, en général, con¬
venir à la colomsntion massive. C’est
la Terre. Il existe, .sur Vénus, une
grande documentation dont vous
avez naturellenmt tous pris connais¬
sance. Or, il n’y a qu’une conclusion
possible à toutes les données rassem¬
blées : nous ne pouvons actuellement
nous emparer de- Vénus. Son soleil
brûlant accablera et épuisera nos
colons, ses terribles orages et ses
tempêtes détruiront nos construc¬
tions, disperseront dans l’espace nos
aéroplanes et les briseront contre les
montagnes géantes. Nous pourrions
encore venir à bout de ses mopstres,
bien qu’au prix de nombreuses vic¬
times, mais le milieu bactériologique
extrêmement riche nous est à peine
connu et combien de maladies nou¬
velles pour nous recèle-t-il ? Les
forces volcaniques se trouvent en-
corp en activité, combien de tremble¬
ments de terre, de soudaines érup-
lions de lave et de submersions océa¬
niques nous promettent-elles ? Des
êtres raisonnables ne doivent pas en¬
treprendre l’impossible. La tentative
de coloniser Vénus nous coûterait
d’innombrables victimes, par surcroît
inutiles, victimes non de la science
et du bonheur universel, mais de la
bêtise et de l’illusion. Cette question
me paraît claire et rien que le rap¬
port de la dernière expédition sur
Vénus ne peut laisser quelque doute
que ce soit à qui que ce soit.
« Donc, s’il est question d’émigra¬
tion massive, il ne saurait s’agir que
d’émigration sur là Terre. Là, les
obstacles naturels sont insignifiants
et les richesses incalculables — elles
surpassent huit fois celles de notre
planète. La colonisation elle-même
est toute prête puisqu’elle existe
déjà sur là Terre, quoique à un ni¬
veau de ciill ure peu élevé. Bien en¬
tendu, la Statistique Centrale est au
courant de tout cela. Si ellô nôus
propose un choix et si nôus jugeons
utile d'en discuter, c’est uniquement
pour celte raison que la Terre nous
oppose un très sérieux obstacle : son
Humanité.
(A suivre).
«iiibiuibnbibii
■ ■■i
; • tr.û
iiBiiiBHiiBKiifliiiiBiiii
IlillBil
llüBlUlBRIIfllUiBimBilllBIIÜBlIl
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lllIlBIiüBiîlil
llIBlIlIBlilil
ItBIIIil
iiiuainn
IHBlIIIBIIIIBIIIIBiPIBIIIIBl
N° 37. Feuilleton du Populaire. 9-9-36,
IISil!iB:illBII!IB!:!IBEBIIlB:i:iB!!l!BI!3BiBIIIIBlB!!IIB!l!IB!l!I|
Alexandre Bogdanov
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
: .
Manuscrit de Léonide
m — STEKNI
« Les hommes de la Terre en sont
les : maîtres et, en aucun cas, ne la
céderont volontairement, ne céderont
une part si peu importante soit-elle
de sa superficie. Gela découle de tout
le caractère de leur culture dont la
base est la propriété privée garantie
par la violence organisée. Quoique
même les peuples les plus civilisés
de la Terre n’exploitent en réalité
qu’une part insignifiante des forces
de la nature qui leur sopt accessi¬
bles, leur tendance à d’invasion de
nouveaux territoires ne faiblit ja¬
mais. La mainmise systématique sur
les terres et les biens des races les
moins- cultivées porte chez eux le
nom de politique coloniale et elle est
considérée comme l’une, dés tâches
essentielles de leur vie politique. On
peut imaginer comment ils se com¬
porteraient devant notre proposition;
naturelle et sensée de nous céder
une partie de leurs continents, en
échange, de quoi, nous leur appren¬
drions ef les aiderions à utiliser in¬
comparablement mieux l’autre par¬
tie... Pour eux, la colonisation n'est
lu’une question de force brutale et
le spoliation ; et que nous le vou¬
lions ou non, ils nous obligeront a
adopter ce point de vue à leur égard.
1 “ Si', élant donné cela, il s’agissait,
seulement de leur prouver une fois
pour toutes la prépondérance de no¬
tre force, ce serait relativement sim¬
ple et n'exigerait pas plus de victi¬
mes qu'une quelconque de leurs
guerres habituelles, insensées et inu¬
tiles. Jl; existe chez eux des grands
troupeaux de gen" dressés au meur¬
tre et appelés « armées » qui ser¬
viraient d’instruments adéquats à
cette «rte de ïiol«ite«i ITimporhs . le¬
quel de nos éthéronefs pourrait dé¬
truire en quelques minutes, par un
déluge de rayons destructeurs éma¬
nés pe la désagrégation accélérée du
radium, un ou deux de ces troupeaux
et ce serait plus utile que nuisible
même à leur civilisation. Mais; mal¬
heureusement, la chose est loin d’ê¬
tre si simple et les principales diffi¬
cultés ne feraient que commencer à
partir de ce’ moment.
« Dans l’éternelle lu! te entre les
différentes racés de la. Terre, il s’est
constitué une particularité psycholo¬
gique dénommée patriotisme. Ce sen¬
timent indéterminé, mais fort et pro¬
fond, renferme une méfiance mau¬
vaise envers tous les autres peuples
et toutes les races étrangères, une
adaptation animale à des conditions
générales d’existence, surtout au ter¬
ritoire auquel- s’incorporent les races
humaines comme la tortue il sa ca¬
rapace, une sorte de prétention col¬
lective et "souvent, semble-t-il, un
simple besoin de destruction, .de 'vio¬
lence et de conquête.' Le patriotisme
acquiert une force et une acuité ex¬
traordinaires après les défaites mili¬
taires,' surtout quand les vainqueurs
s'emparent d’une partie du territoi¬
re des vaincus ; le patriotisme des
vaincus revêt alors un caractère de
haine prolongée et oruelle envers les I
vainqueurs et la vengeance devientl
l’idéal xUal 4e tout as Beugle, nos !
seulement de ses pires éléments —
classes dirigeantes ou « supérieu¬
res » — mais des meilleurs, des mas¬
ses laborieuses-
« Et si. nous nous emparions d’une
partie dé la' surface terrestre par la
violence indispensable, il en resülte-
rait sans aucun doute l’union de tou¬
te l'humanité terrestre dans un seul
élan de patriotisme terrien, de liair
ne raciale implacable et d’hostilité à
nos colons ; l’extermination des nou¬
veaux venus, par quelque fhoyen que
ce soit, même le plus perfide, devien¬
drait aux yeji $ de tous un exploit
noble et sacré, digne de gloire im¬
mortelle. L’existence de nos co-lons
serait absolument insupportable.
Vous savez que la destruction de la
vie est chose en général très facile,
même pour une race non civilisée ;
nous sommes infiniment plus forts
que les Terriens en cas de lutte ou¬
verte, mais, par attaques brusquées,
ils peuvent nous tuer aussi facile¬
ment qu’ils s’enlretuent d’habitude.
Il faut ajouter que l’art de la des¬
truction est beaucoup plus développé
chez eux que tous les autres aspects
de leur culture.
« Il nous serait certainement im¬
possible de vivre avec eux et parmi
eux. €cla signifierait, *de leur côté,
complots sans fins. et. terrorisme- ;.|
du nôtre, conscience latente d’un dan¬
ger inéluctable et innombrables vic¬
times. Il faudrait les expulser^dè
toutes les régions oçcupées par nous,
évacuer d’un seul coup des dizaines,
pei^t-ètre des centaines de- millions
d’habitants. Avec leur organisation
sociale qui n’admet pas la coopéra¬
tion en camaraderie, leurs rapports
sociaux qui font dépendre de -paie¬
ments d argent les services et l’en-
tr'aide, enfin, avec leurs moyens de
production maladroits et dépourvus
de souplesse qui retardent l’élargis¬
sement de ia. production et de la ré¬
partition des produits, ces millions
de gens expulsés par nous seraient
pour la plupart voués au martyre de¬
là mort par la famine. Et la mino¬
rité épargnée formerait contre nous
des cadres d’agitateurs acharnés et
fanatiques au milieu de l’humanité
terrestre.
« Et il faudrait néanmoins conti¬
nuer la lutte. Notre colonie' terres¬
tre devrait se transformer en camp
militaire constamment gardé. , La
crainte d’invasions futures et une
forte haine ethnique orienteraient
toutes les forces des peuples de la
Terre vers la préparation et l’orga¬
nisation de guerres contre nous. Si,
d’ores et déjà, leurs armes sont bien
plus perfectionnées que leurs inslru-'
ments -de travail; le progrès de leur
technique destructrice ' ira incompai
rablement plus vite encore. En mê¬
me temps, ils recheroberont et guet¬
teront l’occasion d’une brusque ou¬
verture des hostilités et. s'ils y par¬
viennent, nous subirons cerlaine-
inent des pertes irréparables, quand
bien même l'affaire se terminerait
par noire victoire. A part cela, il
n’est pas impossible qu’ils appren¬
nent par un moyen quelconque la
composition de notre arme essentiel¬
le. (La matière radianle leur est dé¬
jà connue, et la méthode de désa¬
grégation accélérée peut, soit leur
être révélée chez nous, soit, être dé¬
couverte . par leurs propres savants.
Vous n'ignorez pas que, muni d’une
telle arme, celui qui devance de
quelques minutes l'adversaire, l'a¬
néantit immanquablement et que,
dans ce cas, il est aussi facile d’ex-
tcriïiiner in ‘ vie supérieure que la
vie la plus élémentaire.
« Quelle serait donc, l’existence de
nos camarades au milieu de ces dan¬
gers et dans, celte- conlinuelie ex¬
pectative. Non seulement la joie de
vivre se~ trouverait empoisonnée,
mais son essence mêriie en serait
vite dénaturée et avilie. Il s’,y infil-
Irerait. peu à peu le soupçon, la mé¬
fiance, et . la cruauté indissoluble¬
ment liée à la soif égoïste d’auto-
ronservalion. Cette colonie cesserait
d’être notre colonie et se métamor¬
phoserait en' république ". militaire
parmi des vaincus, des peuples in¬
variablement ennemiSj Les attaques
répétées et leurs victimes ne fe¬
raient nas seulement naître un senti¬
ment de vengeance et de haine en
altérant l’image de l’homme qui nous
est chère; mais nous forceraient ob¬
jectivement à passer de la défensi¬
ve à l’offensive implacable. Et, en
fin de compte, après de longues hé¬
sitations, de douloureuses et stériles
perles de forces, la question se po¬
serait inévitablement comme elle
doit se poser dès maintenant pour
nous, individus conscients qui pré¬
voyons la marche dqs événements S
la colonisation de la Terre exige l’ex-t
termination totale de l’humanité ter¬
restre. »
(Une rumeur d’époüvante où l'on
distingue une exclamation retentis¬
sante et indignée de Netti, parcourt
la centaine d’auditeurs. Quand le si¬
lence est rétabli, Sterni continue
avec calme.
« Il faut comprendre la nécessité
absolue et la regarder en face ferme¬
ment, aussi rude soit-elle. Une alter¬
native nous est offerte : soit l’arrêt
dans l’évolutio-n de notre vie, soit
l'anéantissement d’une vie qui nous
est étrangère, su-r la Terre. Il n’y a
pas. d’autre possibilité. {Voix de Net-
ti.: «C’est faux! ») Je sais à quoi pen¬
se Netti en protestant contre mes pa¬
roles et je vais examiner à l’instant
la troisième possibilité qu'elle
gipe, - (4
■IliiBDIBfBIBIBiBllliBID
ll!!B!n!B[imiBmB!Mli!!BlfflBlBIBI!PBII!!Bfl!lBii!!B!l!IBI!l!Blli!B!1l!BircBII!HBHDBllllB!l!
N* 38. Feuilleton du Populaire. 10-9-36
IHUIIIIUUIUH
5 Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
VII. — STEKNI
« C'est une tentative de. rééduca¬
tion immédiate de l'humanité ter¬
restre, plan vers lequel nous pen¬
chions tous, il y a quelque temps en¬
core, mais auquel, à mon avis, il
faut inévitablement renoncer au¬
jourd’hui, Fous en savons assez long
déjà^sur les Terriens pour compren¬
dre que cette idée est irréalisable.
“ Le niveau de culture des peu¬
ples avancés de la Terre correspond
approximativement à celui de nos
ancêtres à l’époque du percement des
Grands Canaux. Le capital, domine
aussi là-bas et il existe un proléta¬
riat qui lutte pour le Socialisme. A
enjugér là-dessus, on pourrait croi¬
re que le moment n’est pas loin d’une
révolution qui abolira le système de
l’oppression organisée et créera la
possibilité dun libre et rapide déve¬
loppement de la vie humaine. Mais
dans le capitalisme terrien, il y a des
particularités importantes qui modi¬
fient sensiblement toute la question.
« D’un côte, le monde terrestre
est morcelé terriblement par les di¬
visions politiques et nationales, ' de
sorte que la lutte pour le Socialisme
est conduite non comme processus
unique et sans mélange dans une
vaste société, mais comme série de
processus indépendants et originaux
dans des sociétés isolées, séparées
par l’organisation gouvernementale,
la langue et parfois la race. D’autre
part, les formes de la lutte sociale
sont beaucoup plus brutales et mé¬
caniques là-bas qu’elles ne l’ont été
chez nous, et l’oppression directe in¬
carnée dans les années permanentes
et les insurrections armées y joue .un
rôle incomparablement plus -grand.
« De tout cela, il résulte que la
question de la révolution sociale de¬
vient très vague : on prévoit non pas
une, mais plusieurs révolutions so¬
ciales dans divers pays,' h diverses
époques et même, dans une large me¬
sure, selon toute vraisemblance, de
caractères différents et surtout d'is¬
sue douteuse et instable. Les classes
dirigeantes, appuyées sur l’armée et
sur une haute technique militaire,
peuvent en certains cas faire subir
au prolétariat insurgé une défaite
assez destructrice pour retarder de
plusieurs dizaines d’années la victoi¬
re du Socialisme dans de vastes, em¬
pires; on a déjà vu des exemples de
ce genre dans lés annales de la Ter¬
re. Ensuite, certaines nations avan¬
cées ou triomphera d’abord le So¬
cialisme seront comme des îlots dans
un monde capitaliste ennemi, parfois
même pré-capitaliste. Craignant pour
leur propre domination, les classes
dirigeantes des pays non socialistes
lendrdnt tous leurs efforts pour dé¬
truire ces îlots, organiseront cons¬
tamment des agressions armées et
trouveront dans les nations socialis¬
tes, parmi les anciens propriétaires,
grands el petits, assez d’alliés prêts
à n’importe quelle trahison. Le ré¬
sultat de ces heurts est difficile à
deviner d’avance. Mais même là où
le Socialisme se maintiendra et sor¬
tira vainqueur, son caractère se
trouvera pqur longtemps profondé¬
ment altéré pair de nombreuses an¬
nées d'état de' siège, de terreur né¬
cessaire et de militarisme dont la
conséquence inéluctable est un pa¬
triotisme barbare. Ce sera loin d'être
notre Socialisme.
Nôtre tâche consistait déjà d’après
nos plans antérieurs, à aider et ac¬
célérer le triomphe du Socialisme.
Quel moyen avons-nous de le faire ?
Nous pouvons, primo, transmettre
aux Terriens notre technique, notre
science, notre art de maîtriser les
forces de la nature, et ainsi élever
leur culture à un degré tel que les
formes arriérées de la vie économi¬
que et politique entrent en contra¬
diction trop violente avec cette cul¬
ture et tombent du fait de leur inu¬
tilité. Nous pouvons, secundo, sou¬
tenir direclemént le prolétariat so¬
cialiste dans sa lutte révolutionnaire
et 1 aider à vaincre l’opposition des
autres classes, à briser toute résis-
tance II n’y a pas d’autres moyens.
Mais ces deux-Tà atteindront-i's le
but? Nous en savons assez aujour¬
d’hui pour répondre catégorique¬
ment : non 1
.< A quoi aboutirait chez .es Ter¬
riens la connaissance de notre - sa- 1
voir et dê nos méthode tecaniquesl *
« Les classes dirigeantes de tous
les pays s'en saisiraient es premiè¬
res à leu profit et pour .tvrmlre
leur force. C’est inévitable puisqu’ils
auront entre les mains tous les
moyens matériels de travail et qu’ils
seront servis par quatre-vingt-dix-
neuf pour cent des savants et des in¬
génieurs, c’est-à-dire que les possi¬
bilités d'adaptation de la nouvelle
technique leur appartiendront. 151
ils l’utiliseront dans la stricte me¬
sure ou ils peuvent en tirer avan¬
tage et autant que cela renforcera
leur puissance sur les masses. De
plus, ils s’efforceront de mettre en
action sans retard, pour écraser le
prolétariat socialiste, ces moyens
nouveaux et puissants de destruc¬
tion et d’extermination tombés en¬
tre leurs mains. Ils décupleront les
persécutions et organiseront une
vaste machination pour provoquer au
plus tôt les prolétaires aux hostili¬
tés ouvertes; ils anéantiront au cours
du combat les meilleures et les plus
conscientes forces du prolétariat, le
décapiteront idéologiquement, jus¬
qu’à ce qu’il réussisse à s’assimiler
à son tour de nouvellés et meilleu¬
res méthodes de lutte armée. Ainsi
notre intervention servirait de sti¬
mulant à la réaction d’en haut et lui
procurerait en même temps des ar¬
mes d'une force inconnue jus¬
iü-HiiiHiùin rwiiwn mu
qu’alors, Au total, elle retarderait de
plusieurs dizaines d’années la vic¬
toire du socialisme.
« Qu’obtiendrions-nous, en es¬
sayant de prêter assistance directe
au prolétariat socialiste contre ses
ennemis ?
« Supposons, car ce n’est pas en¬
core certain, qu’il fasse alliance avec
ncus. Les premières victoires se¬
raient alors facilement gagnées. Mais
après ? Une inévitable explosion du
patriotisme le plus acharné et le plus
frénétique se déchaînerait dans tou¬
tes les autres classes de la société
contre nous et contre les socialistes.
Le prolétariat ne représente qu’une
minorité dans presque tous les pays,
même les plus évolués de la Terre;
la majorité est formée de résidus
non désagrégés encore de la classe
des petits propriétaires, masses des
plus ignorantes et des plus enténé-
brées. Les soulever contre le proléta¬
riat serait alors très facile pour les
gros propriétaires et leurs plus pro¬
ches serviteurs — fonctionnaires et
savants — ' parce que ces masses,
conservatrices par nature et souvent
même réactionnaires, considèrent
avec une extrême hostilité tout pro¬
grès rapide. Le prolétariat d’avant-
garde, entouré de tous côtés d’enne¬
mis furieux et implacables (et de :
larges couches de prolétaires arrlé-l
rés se joindront à eux) se refusera
à une position intenable comme s’y
refuseraient nos colons au milieu
des peuples terriens vaincus. Les at¬
taques traîtresses, les massacres se¬
ront innombrables, mais le plus grave
est que la position du prolétariat
dans la société sera on ne peut plus
défavorable pour diriger sa trans¬
formation sociale. Et là encore, loin
de rapprocher la révolution socia¬
liste, notre immixtion la retarderait*
« Aussi l’époque de cette révolu¬
tion demeurera-t-elle imprécise et
ne dépend-t-il pas de nous de l’accé¬
lérer. 15n tout' cas, l'attente même
serait beaucoup trop longue pour
nous. Dans trente ans déjà, l’excé¬
dent de population atteindra chez
nous quinze à vingt millions d’âmes
et croîtra, ensuite de vingt à vingt-
cinq million® chaque année. Il faut
opérer d’avanCe un mouvement de
colonisation important, sinon nous
manquerons de forces et de moyens
pour le séaliser d’emblée à la mesure
nécessaire. j
« A part cela, il est fort douteux
que nous ayons des rapports pacifi¬
ques même avec les sociétés socia¬
listes de la Terre, si elles se for¬
maient inopinément. Comme je l’ai
déjà dit, ce ne sera pas notre socia¬
lisme, sous bien des rapports.
(A suivre), j
t
N° 39. Feuilleton du Populaire . 11-9-36
■lll' WimülHlüiHil
S Alexandre Bogdanov
L'ETOILE
ROUGE!
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide " -
l*
« Des siècles de morcellement na¬
tional, d’incompréhension mutuelle,
de luttes brutales et sanglantés n’ont
pu passer en vain; ils laisseront pour
longtemps des traces profondes dans
la psychologie de l'humanité ter¬
rienne libérée; et nous ignorons com¬
bien de barbarie et d’étroitesse les
socialistes de la Terre introduiront
I avec eux dans leur nouvelle société.
« Noue avons sous les yeux une
expérience qui permet de juger à
quel point la psychologie de la Terre,
môme chez ses meilleurs représen¬
tants, est éloignée de la nôtre. Nous
avons ramené avec nous, de notre
dernière expédition, un socialiste ter¬
rien, homme éminent dans son mi¬
lieu par sa force d’âme et sa santé,
physique. Et que s’est-il passé V
Toute notre existence lui a été si
étrangère et en telle contradiction
avec tout son organisme, que bien
peu de temps s’est . écoulé avant qu'il
ne tombe malade d’un profond désé¬
quilibre psychique.
« C'est l'un des meilleurs, choisi
par Menni lui-même parmi beaucoup
de Terriens. Que pouvons-nous at¬
tendre des autres ?
« Donc, le. même dilemme se pose:
ou l’arrêt de notre propre reproduc¬
tion, suivi de la régression de notre
vje, ou la colonisation de- Ta Terre
basée sur l'extermination de toute
son humanité.
« Je parle de l’extermination de
toute son humanité parce que nous
ne pourrions même pas faire excep¬
tion pour l’avant-garde socialiste.
Premièrement, dans une destruction
générale, il n’y aurait aucune possi¬
bilité technique de préserver cette
avant-garde disséminée dans les
. .
masses dont elle représente une part
I infime. Et deuxièmement, si nous
parvenions à conserver les socialis¬
tes, eux-mèmes commenceraient
ensuite une guerre acharnée et
implacable contre nous, s’y sacri¬
fiant . jusqu’au dernier, parce
qu’ils ne pourraient jamais pardon¬
ner le meurtre de centaines de mil¬
lions d’homme?, semblables à eux et
dont beaucoup leur étaient attachés
par de nombreux liens vitaux très
étroits. Dans le heurt de deux mon¬
des, il n’y a pas ici de compromis.
« Nous devons choisir. Et je dis
nous ne pouvons choisir qu’une
chose.
« On no doit pas sacrifier une vie
supérieure à une vie inférieure. Par¬
mi les Terriens, il ne se trouverait
pas quelques millions d’hommes ten¬
dant consciemment à un type d’exis-
tenoe véritablemerit humain. Nous
ne pouvons nous refuser, dans l’in¬
térêt de ces êtres embryonnaires, à la
conception et à l’évolution de dizai¬
nes, peut-être de centaines de mil¬
lions d’hommes de notre monde,
hommes dans l’acception incompa¬
rablement plus pleine de ce mot. Et
il n’y aura pas de, cruauté dans, nos
actes, car nous saurons exécuter
cette extermination de telle sorte
qu’elle comporte pour les Terriens
beaucoup moins de souffrances
qu’ils ne s’en infligent sans cesse les
uns aux autres.
« La vie universelle est une. Et
pour elle, ce ne’ sera pas une perte,
mais une acquisition si. à la place du
socialisme terrestre encore lointain
et semi-barbare, se développait dés
maintenant là-bas notre socialisme,
vie infiniment plus harmonieuse
dans son développement continu et
illimité. »
(Au discours de Sterni succède d’a¬
bord un profond silencel que rompt
Menni en proposant à tout contra¬
dicteur de se prononcer. Netti prend
la parole.)
VIII. — NETTI
« La vie universelle est une »,
a dit Sterni. Et que nous a-t-il donc
proposé ?
« De détruire, d’exterminer à ja¬
mais un type original complet de
cette vie, type que nous ne pour¬
rions ensuite ni reconstituer, ni rem¬
placer.
« Une belle planète a vécu des cen¬
taines de millions d’années, vécu de
sa vie propre, à nulle autre pareil¬
le... Et voici que, de ses éléments
puissants, une conscience s’est éla¬
borée; s'élevant des degrés inférieurs
aux degrés supérieurs après un com¬
bat cruel el difficile, elle a pris en¬
fin des formes humaines qui nous
sont chères et proches. Mais ces for¬
mes ne sont pas celles de chez nous;
1 histoire d'une autre nature, d’une
autre lutte s’y reflète et s’y concen¬
tre; elles recèlent un autre princi¬
pe renfermant d’autres contradic¬
tions, d autres possibilités de déve¬
loppement. L’époque approche où
pour la première fois, l’union de
deux grandes lignes de vie peut être
réalisée. Que de variétés, quelle hau¬
te harmonie doit surgir de cette
union .! Et l’on nous dit: la vie uni¬
verselle est une, c’est pourquoi nous
devons, non l’unifier, mais... la dé¬
truire.
« Quand Sterni a montré combien
l’humanité terrestre, son histoire,
ses mœurs, sa psychologie ressem¬
blent peu aux nôtres, il' a réfuté
sa propre opinion mieux que je ne
puis le faire. S’ils étaient tout à
fait semblables à nous en tout, sauf
par le degré de développement, s’ils
étaient, tels que furent nos ancêtres
à l’époque de notre capitalisme, albrs
on pourrait s’accorder avec Sterni:
il vaut la peine de sacrifier le de¬
gré inférieur au nom du degré su¬
périeur, les faibles au nom des forts.
Mais les Terriens ne sont pas tels,
ils ne sont pas seulement plus bas
et plus faibles que nous par leur
culture, ils sont autres que nous, et
c’est pourquoi, en les supprimant,
nous ne les remplacerons pas dans
révolution universelle, nous nous
bornerons à remplir mécaniquement
inilHlIIIHIIIIHIIIIHilIlHIliliHlIIlHliilHlilIBiiliBiiiiiHiiiHBlliiHin’
le vide que nous aurons créé dans
le royaume des formes de la vie.
« La distinction réelle entre la ci¬
vilisation de la Terre et la nôtre ne
réside pas dans la barbarie et la
cruauté. Barbarie, cruauté, ne sont
que la manifestation transitoire de
cette prodigalité générale dans le
processus de développement par quoi
se distingue foule la vie terrestre.
Là-bas, la lutte pour l’existence est
plus énergique, plus intense, la na¬
ture crée sans cesse beaucoup plus
de formes mais un plus grand nom¬
bre encore périssent victimes de
l’évolution. Il ne peut en être autre¬
ment car la Terre reçoit, de la sour¬
ce même de la vie, le Soleil, une
énergie radiale huit fois plus forte
que notre planète.
« D’où la dissémination, la dis¬
persion, de tant de vie, la multipli¬
cité de ses formes d’où naissent tant
de contradictions qui ne se conci¬
lient que dans une voie pleirie de
tourments et de catastrophes. Dans
le règne végétal et animal, des mite
lions d’espèces se sont combattues
avec acharnement et rapidement
évincées les unes les autres, par¬
ticipant de leur vie et par leur mort
à l’élaboration de types nouveaux
plus achevés, plus harmonieux et
plus synthétiques. Et il en fut de
même dans te règne de l’homme.
1 (A suivre)
MiiWiiiiiviiOTuiiaüiWiiiiiajitnHi'iaKüiMiMüiaünnnTiaKiiniftMiiniaiiinHiiiHiüiBiiiiiHiiümKiHiitiMüünniainHHaüi1
N* 40. Feuilleton du Populaire. 12-9-3$. I
9 Alexandre Bogdanov £
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe S
par Colette Peignot S
Manuscrit de Léonide
VIII. — NE1TI
« Notre histoire, s’il faut la com¬
parer à l'histoire de l’humanité ter¬
restre, semblé étonnamment simple,
libre de tout égarement et réguliè¬
re jusqu’au schématisme. Les élé¬
ments du socialisme se sont accu¬
mulés tranquillement, sans discon-
tiçmer ; lçg petits possédais dispa*
raissaient, le prolétariat s’élevait de
degré en dégre; tout cela se produi¬
sait sans déviations, Sans secousses,
sur toute l'étendue de là planète
unifiée dans un tout politique. Il y
à eu des combats, mais les hommes
se sont compris mutuelleknent tant
bien que mal; le prolétariat ne re¬
gardait pas trop loin en avant et la
bourgeoisie n’a pas été utopique
dans sa réaction; différentes épo¬
ques et. formations sociales ne se
sont pas mélangée» comme cela è’est
produit sur la terre où, dans les
pays hautement capitalistes, une
réaction féodale est parfois possible
et où une nombreuse classe paysan¬
ne, en retard de toute une période
historique par sa culture, sert sou¬
vent aux olasses dirigeantes d’ins¬
trument de coercition contre le pro¬
létariat. C’est par une routé égale
et unie que nous sommes arrivés, il
y a quelques générations, à un or-,
dre social qui libéré et rassemble
toutes les foroes de l’évolution hu¬
maine.
« La route empruntée par les
Terrions était bien différente,- rou¬
te épineuse et compliquée de nom¬
breux détours et accidents. Peu d’en¬
tre nous savent et aucun de\àous
n’est capable dé sè représentée clai-
rement jusqu’à quel point de folie a
i lt£ Bôrté l’açt de tpyrpjênter les
sens chez les peuples les plue cul¬
tivés de la Terre, dans les organisa¬
tions idéologiques et politiques des
hautes classes — l'Eglise et. l’Etat.
Et quel est le résultat,? L’évolution
*’en trouve-t-elle ralentie ? Non,
nous n’avons pas de raison de l’af¬
firmer, parce que les premiers sta¬
des du capitalisme, avant l’éclosion
de la conscience prolétarienne socia¬
liste, se sont écoulés dans la conclu¬
sion de luttes cruelles de différen¬
tes formations mais pas plus lentès,
plus rapides que chez nous, par tran¬
sitions graduelles plus ■ paisibles.
Mais le caractère rude et implaca¬
ble de la lutte fit naître chez les
combattants un élan d’énergie et de
passion, une force d'héroïsme et de
sacrifice que n’avait pas connue
la lutte moins risquée et moins- tra¬
gique de nos ancêtres. C’est en quoi
le type terrestre n’est pas inférieur
au nôtre, bien que, plus ancien dans
la culture, nous nous trouvions à un
niveau beaucoup plus élevé.
« L’humanité terrestre est morce¬
lée, ses races et ses nations séparées
les unes des.. autres sont indissolu¬
blement liées à leurs territoires et à
leurs traditions historiques, elles
parlent différentes langues et leurs
rapports sont empreints d'une pro¬
fond* incompréhension mutuelle...
Tqut ceig est yr*i «t il est vrai aussi
que nos frères terriens atteindront
comparativement beaucoup plus tard
que nous à l’unification pan-humai¬
ne qui fraye à grand’peine sa voie
à travers toutes ces frontières. Mais
voyez-en les causes et vous appré¬
ciez plus exactement les effets. Ce
morcellement vient de l’ampleur du
monde terrestre, 'de la richesse ei¬
de la diversité de sa nature. Il con¬
duit à l'éclosion de nombreuses con¬
ceptions et nuances différentes dans
l’apei'oeption de l’Univers. Est.-cè
que cela déprécie la Terre et ses ha¬
bitants plus que notre monde aux
époques analogues de son histoire?
« Môme la différence mécanique
des langues en usage chez les Ter¬
riens a beaucoup contribué au dé¬
veloppement de leur pensée en la
libérant, du pouvoir brutal des mots
dont ils se servent. Comparez leur
philosophie à celle des nos ancêtres
capitalistes. La philosophie de la
Terre n'est pas seulement plus va¬
riée, mais plus subtile, non seule¬
ment elle découle d’un acquit plus
complexe mais, dans ses meilleurs
écoles, elle l’analyse plus à fond en
établissant avec plus de certitude un
lien entre les faits et les concep¬
tions. Certes, foule philosophie est
''exnression d'une faiblesse et d'une
dispersion de la connaissance, d’une
insuffisance de maturité scientifi¬
que: elle est une tentative de don¬
ner un tableau exclusif de l'être* en
comblant par des hypothèses les la¬
cunes de l'expérience scientifique ;
c’est pourquoi la philosophie sera
éliminée de la Terre comme elle
l'a été déjà chez nous par le mo¬
nisme de la science. Mais voyez com¬
bien d’hypot tièses philosophiques
élaborées par les penseurs et mili¬
tants d avant-garde annoncent dans
leurs traits généraux les découver¬
tes de notre science; telle est pres¬
que louie la philosophie sociale des
socialistes. Il est. clair que les races
qui ont surpassé nos ancêtres dans
la création philosophique peuvent,
par la suite nous surpasser nous-
inêmes dans la création scientifique.
« El Sterni veut évaluer cette hu¬
manité à la mesure des justes, les
socialistes conscients qui en font ac¬
tuellement partie, il veut, la juger
sur ses contradictions présentes et
non d'après les forces qui en sont
issues et, en leur temps, les résou¬
dront. Il veut assécher pour toujours
cet océan de vie tempétueux mais
magnifique ! .
« Fermes et résolus, nous devons
lui répondre: jamais /
(A suivre).
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N° 41. Fèuilleton du Populaire. 13-9-36.
Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
VIII. — NETTI
« Nous devons préparer notre al¬
liance future avec l’humanité ter¬
restre. Nous ne pouvons accélérer
beaucoup la marche de cette huma¬
nité vers un ordre libre, mais nous
devons faire pour cela le peu qui est
en notre pouvoir. Et si nous n avons
nas su. préserver d’inutiles souffran¬
ces et maladies le premier envoyé
d9 lall'efre parmi nous, c'est à nous
que cela ne fait pas honneur, non
à lui. Heureusement, il guérira vite
et même si. en fin de compte, ce
rapprochement trop brusque avec
une vie qui lui est étrangère le tue,
il aura lé temps de faire encore
beaucoup pour l’union future des
deux mondes.
« Quant à nos propres difficultés
et dangers, nous devons les surmon¬
ter par d'autres voies. Il faut orien¬
ter de nouveaux efforts scientifi¬
ques dans la chimie des substances
albuminoïdes, il faut préparer au¬
tant que possible la colonisation de
Vénus. Si nous ne réussissons pas
à remplir ces tâches dans le bref
délai qui nous reste, il faut pfovi-
soirement restreindre les naissan¬
ces Quel accoucheur sensé ne sacri¬
fierait pa3 la vie d'un nouveau-né
pour conserver celle d’une femme ?
Nous devons de même, si c’est indis¬
pensable,. sacrifier une parcelle de
notre vie à venir à celle qui nous
est encore étrangère mais qui exis¬
te et se développe. L’union des deux
mondes rachètera indéfiniment ce
sacrifice.
« L’unité de la vie est le but su¬
prême, et l’amour la suprême rai¬
son 1 »
(Silence profond. Puis, Menni prend
la parole.)
IX. — MENNI
« ,l’ai observé attentivement l'état
d’esprit des camarades et je vois
qu'une sensible majorité est du cô¬
té de Netti. J’en suis très heureux
parce que mon propre point de vue
est à peu près semblable. J’ajoute¬
rai seulement une considération pra¬
tique qui me parait très importan¬
te. Si nous faisions ' une tentative
de colonisation massive des autres
planètes, à l'heure actuelle, môme
les moyens techniques viendraient
à nous manquer: c’est là un sérieux
danger.
« Nous pouvons construire des di¬
zaines de milliers de grands éthéro-
nefs, mais sans plus rien avoir pour
les mettre en mouvement. Il faudra
dépenser cent fois plus qu’aupara-
vant celle matière radiante qui leur
sert de moteur indispensable. Et ce¬
pendant, tous les gisements connus
s’épuisent et les nouveaux se font
de plus en plus rares.
« N’oublions pas que la matière
radiante ne nous est pas seulement
nécessaire pour communiquer ,aux
éthéronefs leur vitesse vertigineuse.
Vous savez que toufe notre chimie
technique est basée maintenant sur
ces substances. Nous les dépensons
en produisant la « matière-moins »
sans1 laquelle ces mêmes éthéronefs
et nos innombrables aéronefs de¬
viendraient de lourdes caisses inu¬
tilisables. On ne peut sacrifier cette
application indispensable de la ma¬
tière active. '
« .Mais le pire est que l’unique
substitut possible à la colonisation,
la synthèse des albuminoïdes, peut
s’avérer irréalisable en raison même
du manque de matières radiantes. La
synthèse des albuminoïdes de pro¬
duction industrielle facile et prati¬
que malgré la complexité extrême
de leur composition est inconcevable
selon lès vieilles Méthodes de forma¬
tion graduelle. Dans cette voie, com¬
me vous le savez, on était arrivé, il y
a déjà quelques années, à obtenir
des albuminoïdes artificiels mais en
quantité infime et avec de telles dé¬
penses de temps et d’énergie que
tout le travail n’a plus qu’une si¬
gnification théorique. Une produc¬
tion massive d’albuminoïdes des
matières inorganiques n’est possible
qu’au moyen de modifications rapi¬
des et brusques des composés chimi¬
ques comme on en obtient chez nous
par l’action des éléments instables
sur une matière ordinaire stable.
Afin d’obtenir un résultat dans ce
sens, on devra déplacer des dizaines
de milliers de travailleurs pour la
recherche de la synthèse des albu¬
minoïdes et faire des millions d’ex-^
périences nouvelles les plus variées.
Il faudra dépenser à cet- effet, puis
en cas de succès pour la production
des albuminoïdes, de la matière ac¬
tive en quantités énormes que nous
n’avons pas à notre disposition.
« Ainsi, de quelque côté qu’on re¬
garde, c’est seulement dans le cas
où nous trouverions de nouvelles
sources d’éléments radiants que nous
pourrions nous assurer une solution
heureuse de la question qui nous oc¬
cupe. Mais où les chercher? Evi¬
demment sur d’autres planètes, c’est
à-dire soit sur la Terre, soit sur
Vénus et, pour moi, il n’est pas dou¬
teux que la première tentative doive
être faite précisément sur Vénus.
« En ce qui concerne la Terre, on
peut supposer qu’il s’y trouve de ri¬
ches provisions d'éléments actifs.
Pour ce qui est de -Vénuis, c'est tout
à fait établi. Les gisements de* la
Terre nous sont inconnus et ceux
que les savants terriens ont trouvés
ne valent malheureusement rien. Sur
Vénus, les gisements ont été par
nous d’ores et déjà découverts, dès
les premiers pas de nos expéditions.
Sur la Terre, les principaux gise¬
ments sont disposés, semble-t-il,
comme chez nous c’est-à-dire à une
grande profondeur. Sur Vénus, quel¬
ques-uns d’entre eux se trouvent si
près de la surface que leurs radia¬
tions ont été découvertes d’un seul
coup par la photographie. Sfil s’agit
de chercher le radium sur la Terre,
il faudra creuser le continent com¬
me nous l’avons fait sur notre pla¬
nète; cela peut exiger des dizaines
d’année? sans écarter lé risque d’être
trompé dans sçs espérances. Sur Vé¬
nus, il suffit d’extraire ce qui est déjà
trouvé, ce qu’on peut faire sans dus
de retard.
« C’est pourquoi, de quelque ma¬
nière que nous résolvions par la
suite les questions de colonisation
massive, il faut maintenant, telle est
ma conviction profonde, pour assu¬
rer l’efficacité de cette décision, en¬
treprendre immédiatement sur Vénus
une colonisation partielle -et peut-
être temporaire, à l’unique fin d’ex¬
traire de la matière active.
« Certes, ces obstacles naturels
sont énormes, mais nous m'avons pas
à les surmonter tous dès à présent.
Nous devons nous emparer seule¬
ment 'd’une partie de cette planète.
Au fond, l’affaire se réduit' à une
grande expédition qui devra rester
là-bas, non des mois comme nos ex¬
péditions antérieures, mais des an¬
nées entières, consacrées à l’extrac¬
tion fiu radium. Bien entendu, il fau¬
dra en même temps lutter énergique¬
ment contre les conditions naturelles,
se préserver du climat pernicieux,
des maladies inconnues et autres
dangers. Il y aura de nombreuses
victimes; peut-être une faible partie
de l’expédition sera seule à revenir.
Mais il est indispensable de faire la
tentative.
« L'endroit qui convient le mieux
pour le début, d'après de nombreu¬
ses données, est l’ile des Fortes Tem¬
pêtes. J'ai étudié minutieusement sa
nature et dressé un plan détaillé de
l’organisation de toute l’affaire. Si
vous jugez possible, camarades, de
le mettre en délibération maintenant,
je vais vous l’exposer tout de suite. »
(Personne n’émet d’avis contraire
et Menni passe à l’exposition de son
plan, sur quoi il examine à fond tous
les détails techniques. A la fin de
son discours, de nouveaux orateurs
interviennent, maiâ’ tous parlent ex¬
clusivement de ce plan, en analysent
les parties. Quelques-uns expriment
up doute quant au succès de l’expé¬
dition; mais tous sont d’accord pour
la tenter. En conclusion, on adopte
la résolution proposée par Menni.)
(A suivre).
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imMihiwiitiBHimi
Nk 42. Feuilleton d<u Populaire. 14-9-S6.
ï :" Alexandre Boûdanov
5 Traduit du russe S
u\: par Colette Peignot S
Manuscrit de Léonide
X. — MEUHTRE
La profonde stupeur dans laquelle
je me trouvais excluait même toute
velléité de rassembler mes pensées.
Je sentais seulement une sorte de
douleur, froide comme si un anneau
de fer me comprimait le cœur et
peuli m’apparaissait, dans la clarté
de l’hallucination, l’énorme silhouet¬
te de Sterni avec son visage inexora¬
blement calme. Tout le reste se con¬
fondait et se perdait dans un sombre
et pesant chaos.
Je sortis de la bibliothèque comme
un automate et pris place dans ma
nacelle. Le vent* froid dû au vol ra¬
pide m’obligea à m’envelopper soi¬
gneusement dans mon manteau, et
cela, pour ainsi dire, me suggéra une
nouvelle pensée qui, d’un coup, se
figea dans ma conscience et devint
indubitable : il me fallait rester seul.
C’est à quoi je m’employais dè?. mon
retour à la maison, mais toujours
machinalement,- comme si quelqu'un
d’autre agissait et non moi.
J’écrivis au conseil directeur de la
fabriqué que je quittais provisoire¬
ment le travail. A EnnO, .je dis. que
nous devions nous séparer pour un
temps. Elle me jeta un regard in¬
quiet et scrutateur, pâlit, mais ne
dit mot. Après seulement, à la mi¬
nute du départ, elle demanda si je no
désirais pas voir Nella. Je répondis :
non, et embrassai Enno pour la der¬
nière fois.
Ensuite, je fus plongé dans une tor¬
peur mortelle. J’éprouvais une dou¬
leur froide traversée de pensées par
bribes. Des discours de Netti et de
Menni. il.me restait uû pâle souvenir
indifférent, comme si tout cela n’a¬
vait aucune importance, aucun in¬
térêt. Une fois- seulement, cette idée
m'effleura comme un éclair : « Oui,
voilà pourquoi Netti est partie : tout
dépend de l’expédition. » Certaines
expressions et des phrasés entières
de Sterni se détachaient, précises et
tranchantes : « Il faut comprendre
la nécessité absolue... quelques mil¬
lions d’embryons humains... extermi¬
nation totale de l'humanité terres¬
tre... il est atteint d’une grave mala¬
die mentale... » Mais il n’y avait
aucune suite dans tout cela, aucune
conclusion. Parfois, l’extermination
de l’humanité m’apparaissait comme
un fait accompli, mais sous une for¬
me confuse et abstraite. La douleur
au cœur s’accentuait et l’idée me vint
que j’étais coupable de cette exter¬
mination. A peine si, par moments,
j’avais conscience que rien de tout
cela n'existait encore et n’existerait
peut-être jamais. La douleur, cepen¬
dant, ne cessait pas, et de nouveau
ma pensée constatait lentement :
« Tous mourront... et Anna Nico-
larevrja... et l’ouvrier Vania... et
Netti... non, Nefti restera, elle est
Martienne... mais tous mourront... et
il n’y aura pas de cruauté, parce
qu’il n’ÿ aura pqs de souffrance... oui,
S' 1er ni a dit cela... mais tous mour¬
ront.., parce - que j’ai été malade...
donc, je suis coupable... » Des fràg-
rnents de lourdes pensées s'engour¬
dissaient, se figeaient dans ma tête,
froides et immobiles. Et le temps
semblait s'être arrêté avec elles
C’était un- délire tourmenté, inin¬
terrompu, sans issue. U n’y avait pas
de spectres en dehors de moi. Il y
a\kit un seul spectre noir dans mon
âme, mais il était tout. Et il ne pou¬
vait disparaître puisque le temps
s’était arrêté.
L’idée du suicide prit naissance et
passa lentement sans toutefois em¬
plir ma conscience. Le suicide pa¬
raissait inutile et triste : pouvait-il
faire cesser cette douleur noire qui
était tout ? Je ne croyais pas au sui¬
cide parce que je ne croyais pas, à
mon existence. L’angoisse, le froid, le
tout haïssable existaient, mais mon
« moi » s’était perdu là comme quel¬
que chose d’insignifiant, d’impercep¬
tible, d'infiniment petit. « Je » n’exis¬
tais plus.
Par instants, mon état devint si
intenable qu’une irrésistible envie
me prit de me jeter sur tout ce qui
m’entourait, vivant ou mort, de bat¬
tre, détruire, anéantir tout sans lais¬
ser de traces. Mnis je comprenais en¬
core que c'eût été insensé et 'enfan¬
tin; je serrai les dent? et me retins
La pensée de Sterni revint cons¬
tamment et s’immobilisa dans ma
conscience. Elle était alors comme le
centre de l’angoisse et de la douleur.
Peu à peu, très lentement mais sans
interruption, autour de cet axe so
forma une intention qui devint en¬
suite une résolution claire et inflexi¬
ble : « U faut voir Sterni ». Pour¬
quoi ? pour quel motif le voir ? je
n’aurais pu le dire. Il était seulement
hors de doute que je le verrais. El.
en même temps il était douloureuse¬
ment difficile de sortir de mon im¬
mobilité pour mettre ce projet â
exécution.
Enfin, le jour vint, où je sentis en
moi suffisamment d’éhergie pour
vaincre toute résistance intérieure.
Je pris place dans lu nacelle et par¬
tis pour l’observatoire que dirigeait
Sterni. En route, je m’efforçai de ré¬
fléchir à ce que j'allais dire; mais le
froid au cœur et le froid extérieur
paralysaient ma pensée. Trois heu¬
res après, j’étais arrivé.
Dès mon entrée' dans la grande
salle de l'observatoire, 'je dis à l’un
des camarades qui travaillaient là :
« J’ai besoin de voir Sterni. » Le ca¬
marade partit à sa recherche et re¬
vint une minute après m’annonçant
que Sterni, occupé à vérifier des ins¬
truments, serait libre dans un quart
d’heure ; je pouvais l’attendre plus
commodément dans son cabinet.
On me conduisit à ce cabinet, je
m’assis dans un fauteuil devant une
table à écrire et attendis. Le cabinet
était plein d’appareils divers et do
machines dont certaines m’étaient
déjà connues et d'autres tout à fait
inconnues. A ma droite se trouvait,
sur un lourd support métallique, un
petit instrument posé sur trois pieds,
tin livre relatif à la Terre et à. ses
habitants était ouvert sur la table.
Je commençai machinalement à liro
mais m’arrêtai aux premières phra¬
ses et retombai dans un état proche
de la torpeur précédente. Mais en
même temps que Tangoisse habi¬
tuelle, je ressentais encore dans la
poitrine un trouble convulsif indéfi¬
nissable. Ainsi passa je ne sais com¬
bien de temps.
Des pas lourds se firent’ en tondra
dans le corridor, et Sterni entra dans
la pièce avoc son air habituel, posé¬
ment actif; il s, 'enfonça dans un fau¬
teuil, de l’autre côté de la table, et
me regarda interrogativement. Je me
taisait!. Il attendit une minute et me
posa une question directe :
— En quoi puis-je vous être utile?
Je continuais de me taire et, sans
bouger, le 'regardais comme un objet,
inanimé. Il haussa imperceptible¬
ment les épaules et se carra dans son
fauteuil, comme sur l’expectative.
— Mari de Netti... prononçai-je en¬
fin avec effort, dans une demi-cons¬
cience, et au fond sans m’adresser
â lui.
— J’ai été le mari, de Netti, recti¬
fia-t-il avec calme : nous sommés
séparés dépûif longtemps,
j — Extermination... : il n’y aura
pas... de cruauté.:, continuai-je tout
aussi lentement et demi-consciem¬
ment, répétant la pensée pétrifiée
dans mon cerveau.
, — Ah L voilà ce dont il s’agit, dit-il,
imperturbable .'.mais maintenant H
njest plus du tout question de oela.
La décision préalable, comme vous le
savez, a été tout autre,
i — Décision préalable... , répétai- je
machiînalèment.
— En ce qui concéme mon plan
d’alors, ajouta Sterni, sans le désa¬
vouer complètement, je dois dire que
je ne pourrais maintenant le défen¬
dre avec autant d’assurance.
— Pas , complètement... répétai-je.
— Votre guérison et votre partici¬
pation à notre travail commun ont
détruijt en partie mon argumenta¬
tion...
— Extermination... en partie... in¬
terrompis-je, et sans doute mon an¬
goisse et ma détresse sè reflétaient
trop clairement dans mon ironie in¬
consciente: Sterni. pâlit et nie regar-.i
da, subitement alarmé. Il y eut un
silence. ■ ■ ■
(A suivre).
iiiaiiiianiniiiBiiiKa
■iiaiiiiBiaiiiBiiiiBiHiaiauiiaii
■Binraa
Î'P> 43. Feuilleton du Populaire. 15-9-36.
S Alexandre Bogdanov ■
L’ETOILÊ
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
X. — MEURTRE
Et tout à coup, l’anneau glacé dé
Qà douleur me serrà le cœur avec une
force inouïe, indicible. Je me renvèr-
leai sur le dossier du fauteuil pour
ïétenir un cri insensé. Mes doigts
faisirent convulsivement quelgue
rhôse de dur et de froid. Je sentis
ti£o Hiae lourde dans sa pain et la
douleur élémentaire insurmontable
devint un désespoir furieux. Je sau¬
tai du fauteuil, portant un coup ter¬
rible à Sterni. Une des branches du
trépied l’atteignit à. la tempe et-
sans uri cri, sans une plainte, il s’in¬
clina sur le côté comme un corps
inerte. Je rejetai mon arme, elle
tinta et résonna contre une machine.
Tout était fini.
Je sortis dans le corridor et dis.
au premier camarade que je ren¬
contrai : « J’ai tué Sterni ». II pâlit
et passa rapidement dans le cabinet;
mais là il se convainquit aussitôt
que toute intervention était déjà
inutile et revint immédiatement vers
moi. Il m’emmena dans sa chambre
et, chargeant, un autre camarade qui
se trouvait là d'appeler un médecin
par téléphone et d’aller lui-même
auprès de Sterni, jl resta avec moi.
Il ne se décidait pas à me parler.
Moi-même, je lui demandai :
— Enno est-élle ici .? .
— Non, répondit-il, elle est par¬
tie pour quelques jours chez Nella.
Puis, de nouveau, le silence jus¬
qu’à l’arrivée du docteur. Il tenta
de me questionner sur ce qui était
arrivé, je dis que je n’avais pas en¬
vie de parler. Alors il me conduisit
au plus proche hôpital d’aliénés.
Là on mit à ma disposition un
, vaste loçal commode où l’oa me -
laissa longtemps tranquille. C’était
tout ce que je pouvais désirer.
La situation me paraissait claire.
J'avais tué Sterni et, par-là même,
tout perdu- Les Martiens voient, en
fait, ce qu’ils peuvent attendre d’un
rapprochement avec les gens de la
Terre: Iis voient que même celui
qu'ils croyaient être ie plus apte à
entrer, dans, leur vie ne peut rien
leur donner, sinon la violence et la
mort. Sterni assassiné, son idée re¬
naît, iLe dernier espoir disparaît, le
monde terrestre est condamné. Et je
suis coupable de tout.
Ges idées surgirent dans ma tête
aussitôt après le meurtre et y régnè¬
rent, immobiles, mêlées à son squ-
venir. Il y eut, au début, quelque
apaisement dans leur froide indubi-
tabiiité. Mais ensuite, l’angoisse et la
souffrance se mirent à croître de
nouveau et, semblait-il, à l'infini.
A cela vint s’ajouter un profond
dégoût de moi-même. Je me sentis
traître à l’humanité tout entière.
Une vague espérance d’être tué par
les Martiens brilla un moment; mais
aussitôt, j’eùs la pensée que leur
répugnance à mon égard, que leur
mépris même- les empêcheraient de
le faire. Au vrai, ils dissimulaient
leur aversion pour moi, mais ie la
discernais cUirâUâai nîügré leur*
efforts.
Combien de temps passa de la
sorte, je- ne sais. Enfin, le médecin
vint à moi et me dit qu'il me fallait
un changement de milieu et que l’on
m'enverrait sur la Terre. Je crus
aue l’on me cachait ainsi la-sentence
né mort prononcée contre moi, mais
jé n'avais rien à objecter. Je deman¬
dai seulement à ce que mon corps
fût jeté le plus loin possible de tou¬
tes les planètes ; il eût pu les
souiller.
Les impressions du voyage de re¬
tour sont très troubles dans mes
souvenirs. Il n’y avait pas de visage
connu autour de moi, je ne causai
avec personne- Je n’avais pas perdu
conscience, mais ne remarquai rien
de ce qui mlentourait. Tout m’était
égal.
QUATRIEME PARTIE
I. — CHEZ VERNIER
.Te ne me souviens pas comment
je me retrouvai à l’hôpital, étiez le
docteur Verner, mon vieux cama¬
rade. C’était, dans une province du
nord, un hôpital terrien que je con¬
naissais déjà par les lettres de Ver¬
ner : à quelques verstes du chef-
lieu de province, très mal agencé et
toujours comble, avec un économe
extraordinairement habile et un per¬
sonnel médical insuffisant et exfcé-
laué de travail. Le docteur, yeraêr
faisait une guerre obstinée à la très
libérale direction du zemstve (con¬
seil provincial) à cause de l’économe,
à cause des baraques supplémentai^
res qu’elle construisait de mauvaise
grâce, à cause de l’église dont elle
achevait la construction à tout prix,
à Gause-.du salaire des employés, et
ainsi rie suite. Les malades passaient
tout simplement à l'imbécillité défi¬
nitive au lieu de guérir et mouraient
aussi de tuberculose en raison du
manque d’air et de nourriture. Ver¬
ner lui-même serait parti depuis
longtemps si certaines circonstances
liées à son passé révolutionnaire ne
l'avaient contraint de rester.
Mais les charmes de 1, 'hôpital ter¬
rien ne me touchaient pas le moins
du monde. Verner était un bon ca¬
marade et il né regarda pas à sa¬
crifier pour moi ses aises. Dans le
grand appartement qui lui était as¬
signé en sa qualité de médecin, le
plus ancien, il me donna deux cham¬
bres; dans une troisième,, attenante,
habitait un jeune infirmier et dans
une quatrième, sous l’aspect d’un
garde-malade, se cachait un militant i
clandestin. Je ne profitais plus, na¬
turellement, du confort précédent et
la surveillance à mon égard, malgré
toute la délicatesse dès jeunes ca¬
marades, était beaucoup plus gros¬
sière *t visible Sue chez Jeg Ma®.
liens, mais tout m’était absolument
iiidifférént.
Le docteur Verner, comme les mé¬
decins martiens, ne ine soignait pres¬
que pas, me donnait seulement, par¬
fois des somnifères et ae préoccu¬
pait , surtout de nie savoir au calme.
Matin et soir, il. venait chez moi
après Je bain que .me' préparaient
des camarades attentionnés, mais il
ne passait qu’une minute -et .se hoir
liait à me demander si je n’avais Pe¬
so i n çie rien Depuis de longs rn.-.is
de maladie j étais déjà tout-a-fait
déshabitué <]•> parler et lui répondais
seulement « non » où bien ne ré¬
pondais pas dü tout. Mais son at¬
tention : mè touchait et, en même
temps, j'estimais ne mériter nulle¬
ment une telle sollicitude, ce que je
devais lui' expliquer. Enfin,, je pus
rassembler assez de forcés pour lui
dire que j’étais uii assassin et un
traître et que l’humanité entière, pé¬
rirait à cabse de moi. Il n’objecta
rien à cela, mais sourit et vint me
voir plus souvent désormais.
Peu à peu, le changement du mi¬
lieu exerça une action bienfaisante.
Mon cœur se trouvait nïoins compri¬
mé par ia souffrance, l’angoisse s’ef¬
façait, les ,pensées devenaient plqs
mobiles et plus claires. Je commen¬
çai à sortir de la chambre, à me
promener au jardin et dans le bois.
Un des camarades se tenait tou¬
jours hôn loin de moi, c’était' désa¬
gréable, mais je comprenais qu’il
tuait impossible de laisser un assas¬
sin se promener seul en liberté ;
parfois, j’engageais la conversation
avec ce camarade,' certes sür de«s
thèmes quelconques.
Il y eut un printemps précoce 'et
la renaissance de Ja nature autour
ne moi ne raviva pas mes souvenirs
trop poignants ; en écoutant le ra¬
mage des oiseaux, je trouvais même
quoique apaisement mélancolique à
l’idée/ qu’ils . resteraient et survi¬
vraient et que, seuls, les hommes
ci aient,, voués, à périr. Une fois, près
du bois, je lêncontrai un malade fai¬
llie d esprit qui s’en allait avec sa
bêche travailler aux champs. Il se
bêla de se recommander à moi, puis,
avec, une ficTé extraordinaire .(.il ,
avait la manie des grandeurs,), il' se
donna comme brigadier de police,
visiblement le plus haut représen¬
tant de 1 autorité qu’il eût connu du¬
rant sa vie li-brei Pour- la première
fois depuis. ma maladie, involontai¬
rement, je nie mis à" rire. Je
sentis ma patrie autour de moi, et
comme Antée, il est vrai très lente¬
ment, je reprenais de nouvelles for¬
ces au .contact du sol natal, , y
! (4 suiyrg.l
BI!!Hl!SII3H!B!i!l(9l!!ini!llVII!IBIIllHi!!!lBllllHIi,lS;i!!nU!liiB!!!!|||!Mil!H!|ilHli!|Bi!l!H!ljiB!!;!BiH|i!miBiim!i!iK];|i mTBïriiniTlIiMlinTIBWW— NBII— IIIM
IHHIHIIIHIIIK1HL1IBÜI1II I
IWW ■IMBU
N" 14. Feuilleton du Populaire. 16-9-36.
£ Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
QUATRIEME PARTIE
II. — UE QUI FUT A-T-IL -ETE ?
Plus je pensais à ce qui m’entou¬
rait, plus j'avais envie de savoir si
Verner et les autres camarades
étaient renseignés à mon sujet et
sur ce que j’avais' fait. Je demandai
£ jVerner qui donc m’avait amené
à l’hôpital ? Il me répondit quej’é-
jais arrivé avec deux jeunes gens
inconnus qui ne savaient rien d’in¬
téressant sur ma maladie. Ils dirent
qu’ils m’avaient rencontré dans la cal
pitale par hasard, tou t-à-fait malade,
que nous nous étions connus autrefois
avant la révolution, et qu’ils m’a¬
vaient alors entendu parler du doc¬
teur -Verner : c'est pourquoi ils dé¬
cidèrent de s’adresser à lui. Ils par¬
tirent le jour môme. Ils parurent à
Verner des gens de confiance, hors
de tout soupçon. (Lui-même m’avait
perdu de vue déjà quelques années
auparavant sans pouvoir obtenir aur
jeune nouvelle de moi par personne.
Je voulus raconter à Verner l’his¬
toire du meurtre, mais cela me sem¬
blait terriblement difficile à cause
des complications et des multiples
circonstances qui devaient 'apparaî¬
tre très étranges à- tout homme im¬
partial J’expliquais mon embarras
à Verner et reçus cette réponse inat¬
tendue . f
— Le mieux serait de ne rien me
raconter maintenant. Cela n’est pas
nécessaire à votre guérison. Je ne
discuterai pas avec vous, certes,
mais de toute manière je ne croi¬
rai pas à votre histoire. Vous êtes
un mélancolique, c’est une maladie
au cours de laquelle leg gens s’at¬
tribuent sincèrement 'dés' crimes
iiiBKiuHiiiHiiiiaaiiaiiiiaiiiiaiimHini
imaginaires et leur mémoire, s’a- i une liasse d’exposés, il en choisit un i rêié. La maladie de l’ouvrier se ter-
iiiüBii'iniüiniiiu
daptant à leur délire, crée des sou- et me le donna.
3*8 SS "ilHueToul'n. » y éta11 <•'"» «
serez naz eüérf et c’es^ooÜMueî il v,Ua?6 obscur et lointain que le üe-
"J? fiSnï Sîft™ ÏS ï 00‘n o.Wiqe» daller e la eapltale pour
ïb momeT-llu “U<l *' £££.» Æ_ÿns„lÏS*
mina par la guérison.
guérison n’eût pas été si rapide ni
si complète
village obsc u r et lointain oûeletfe- 06116 histoire donna une nouvelle
gagner sa vie. dans l’une des plus i',“ f ‘VL t Ver^Ttât^ m
7 “ 7:7. , ffi'andes fabriques. Il fut apparem- 7 a aplâtiôn de ma mémoire lu dé- 36111 Pu éLre “ inutiles ,» à ma san-
; bi cet entretien avad. eu dieu quel- ment étourdi par la grande ville et, irf ^ ia méllnœlie ! ’ En même lé- 11 ne me Permettait pas de pas-
que? mois plus tôt, j aurais vü sans d apres sa femme, se comporta long- {^in s tous mes souvenirs de S® ser le voir à l’hôpital et, parmi fous
nul doute dans- les paroles de Ver- !em> « comme hors de, lui ». En- J ”pS|’ f ^ ^ devenaienf sineu- les alién6S- >e ne Pus observer que
ner, la plus grande méfiance et le suite, céia passa et il vécut et Ira- uèrlmeut doublée eTfacés se mS ies faibles d’esprit incurables et les
plus, grand mépris a mon égard. Mais vailia comme les autres- Au cours ^nlaifni f aameni aire^et tecom dégénérés qui allaient et venaient en
maintenant que mon âme cherchait d’une grève à la fabrique, il ne fit ÎJS? sur bieTdes Dofnts • alloue nbert6' 3 occupaient de divers tra-
dtja le repos et 1 apaiseinent, je me qu.uc avec les camarades. La grève ? ™ « i u cri me m ’aoDarû t touteurs vaux dans les champs, dans les bois
TÎTkW0"1 autrement- 11 m P'31 'ot longue et opiniâtre et il eut à ‘[’nelle e H e* aussi *se m b 1 a i ? *n é an * ou au jardin ; et, à vrai dire, cela
apeable de penser que mon crime souffrir de la faim avec sa femme Sj^ns se Urnîr et Ve^rouHlerde’ ne s’intéressait pas : je détesté
était inconnu des camarades et que et son enfant. Il tomba subitement 7ant 1 ef iroorè^ sio ii Sks et sZ toul 1,6 <ÎU1 est sans espoir, inutile et
le fait même pouvait encore, dun dans la mélancolie, se reprochant de ' • nJ du Présent PaR menants Vé condamné. Je désirais voir les cas
r.oinr, fie vue inndlrme. être mis en ■t’èlro marié de faine le malheur Ho ru FreseB1'. 1 al moments, je _ _ i _ »
Cette histoire donna une nouvelle m. _ VIE DE LA PATRIE
nuance à mes pensées. Un doute sur- . .
git : avais-je tué vraiment, ou bien, , >.e "e écartait soigneusement de
comme le disait Verner, était-ce une m01, ^ou7f l6s impressions qui eus-
—iVrv r nn ôl ne mn 1 1 ac .. X
; Si cet entretien avait eu lieu quel- ment étourdi par la grande ville et, lir7 Æ
que? mois plus tôt, j’aurais vu’ sans d’apres sa femme, se comporta, long-
nul doute, dans- les paroles de Ver- temps' « comme hors de. lui ». En- G,"/ ,’ c J
ner, la plus grande méfiance et le suite, céia^passa et il vécut el Ira- i-LÜJ6.,,
ner, îa pius grande meriance et le suite, cela passa et il vécut el tra-
plus. grand mépris à mon égard. Mais veilla comme les autres- Au cours
maintenant que mon âme cherchait d’une grève à la fabriaue. il ne fit
chez les Martiens devenaient singu¬
lièrement troubles, effacés, se pré¬
opiniâtre
point de vue juridique, être mis eu s’être marié, de faire le malheur de
^ «*«> oci-ic J4itti te, UC tititc 4C luwucwr UC ra,.|„j !pc tinnfpq raturants ot nu- «‘•g'113- précisément Ceux qui peuvent
doute. J.y pensai de plüs en plus ra- son enfant et, en général, de ne pas sHlanimes pour reconnaître' c aire- ^uérir et surtout les mélancoliques
rement et de moins en moins. vivre « selon Dten ». sinaunnes pour reconnanre Claire , .
rement et de moins en moins.
vivre « selon Dieu ».
ment que tout avait été et que l’on
et les maniaques divertissants. Ver¬
ner promit de me les montrer lui-
qtie de surveillance médicale.Un jour, qu’un « bon ingénieur » qui soute- leur est agréable... Et tout en ayant Verner s’efforçait plus encore rte
me souvenant de son opinion sur nail, la grève en secret et aurait été au fond de moi-même bien cons- m’isoler de toute la vie politique âe
mon « délire », je lui demandai de pendu par le gouvernement. Par ha- cicnce quo tout cela était menson- m<a patrie. Apparemment, il supposait
me donner en lecture l’histoire lypi- sard, je connaissais très bien l’his- ge, je m'y laissai aller obstinériient qu« la maladie même était née des
que d’un cas. semblable au mien par-, toire tfe cette grève, je militais alors comme on se laisse aller à des rê- pénibles impressions de la révolu-
mi ceux qu’il avait observés et no- dans la capitale ; en réalité, il n’y ves heureux. ■ lion ; il ne soupçonnait pas que j’a-
lés à l’hôpit, al. Après de grandes hé- avait eu aucune trahison, et le « bon vais été arraché à ma patrie sans
Sitations et bien à contre-cœur, il ingénieur. » non seuleipeut ne fut Maintenant, je crois que sans .çpt- qu’il me fût même possible de savoir
céda cependant à ma filière. Parmi jamais exécjité, mgis pas même ar- te aytq-syggçsUon trompeuse, ma ce .qui s’y passait. Il prenait çetle
IIIinilllMIIIHUIHIIIHlBIlt
ignorance totale pour un oubli dû à
la maladie et la jugeait très utile
pour moi ; non seulement il ne me
racontait rien en personne à ce . su¬
jet, mais il l’interdit à mes gardiens:
et dans tout son appartement il n’y
avait pas un journal, pas un livre,
pas une revue des dernières années :
lout était conservé dans son bureau,
à l'hôpital. Je devais vivre sur une
île politiquement déserte.
Au début, alors que je désirais
seulement le. silence et la tranquilli¬
té, une. |elle situation, me plaisait.
Mais ensüite, dans la mesure où s’ac¬
cumulaient mes forces, je me sentais
de plus en plus à l’étroit dans cette
coquille ; je commençai à presser
de questions mes compagnons, mais
eux, fidèles à la consigne du méde¬
cin, se refusaient à me 'répondre,
C'était ennuyeux et vexant. Je me
mis à chercher les moyens de sortir
de ma quarantaine politique et ten¬
tai de convaincre Verner que j’étais
suffisamment bien portant pour lire
les journaux. .Mais tout fut inutile :
Vernçr expliqua que c’était encore
prématuré et que lui-même décide¬
rait du moment où l’on pourrait va¬
rier mon' régime intellectuel,
(A suivre.)
œoooocKxxxooc^
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pWHMMiHtN
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■üiiHüiiainnmaiiiiaiiismnÉWiiiiWiiBHiiüa'niiiiiiHmiDiBtiiiaiinnyaniiimiinmiianiiHüHMniiiaiiiHüHaiiiiBiin
iiiiiaüiHüliaiaiiiiaiüiniisHüin!!!
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iiniiüaüiiniiiKünænüiUüiiaiiiii
N® 45. Feuilleton du Populaire. 17-9-36.
■ Alexandre Bogdanov H
L’ETOILÊ
ROUGE
S Traduit du russe
g pâr Colette Peignot
Manuscrit de Léonide
QUATRIEME PARTIE
m. — VIE DE LA PATRIE
Il me restait, à recourir à la rase.
Je devais me ‘p roc ure r dan? l'entou¬
rage un complice en liberté. Il eût
■été très difficile de mettre l'infir¬
mier de mon côté ; il avait une trop
haute idéfi .de s.on devoir profession¬
nel. J’orientai mes efforts sur un au¬
tre gardien, le camarade Vladimir.
Là, je ne rencontrai pas grande ré¬
sistance.
Vladimir était un ancien ouvrier.
Peu instruit et encore tout jeune, il
avait été simple soldat de la Révolu¬
tion, mais soldat éprouvé. Au cours
d’un célèbre massacre où nombre de
camarades périrent sous les balles et
dans les flammes, d'un incendie, il
se fraya passage à travers une foule
de massacreurs, tuant quelques hom¬
mes sans recevoir, par on ne sait quel
hasard, aucune blessure. Ensuite, il
erra longtemps en illégal à travers
villes et villages, accomplissant la
tâche modeste et dangereuse du
transport des armes et des imprimés.
Enfin, le sol devint trop brûlant sous
ses pieds et il fut dans l’obligation
de se cacher pour un temps chez
Vèrner. J’appris tout cela plus tard,
Pàturellemènt. Mais dès lé début,
j’avais observé combien le jeune
homme était affligé par le manque
d’instruction et la difficulté d'étude?
personnelles en l’absence d’une disci¬
pline scientifique préâlable. Je com¬
mentai à travailler avec lui; cela
marcha bien et, très vite, je con¬
quis son cœur pour toujôurs. La sui¬
te devenait déjà plus facile, les con¬
sidérations médicale? étaient peu,
compréhensibles à Vladimir et nous
ourdîmes ensemble un petit complot
pour déjouer la sévérité dé Verner.
Les Récits de Vladimir, les journaux,
les revues, lès brôchurés politiques
qu’il m’apportait en secret eurent tôt
fait de dérouler devant moi la vie
de ma patrie durant les années d’ab¬
sence.
La Révolution suivait un cour? in¬
égal et traînait douloureusement en
longueur. La classe ouvrière, inter¬
venant la première au début, avait
remporté de grandes victoires grâce
à la violence de son attaque; mais
ensuite, privée au moment décisif de
l’appui des masses paysannes, elle
fut cruellement défaite sous les
coups des forces unies de la réaction.
Tandis qu’elle concentrait son éner¬
gie pour de nouveaux combats, dans
l’attente de l’arrière-garde paysan¬
ne révolutionnaire, des pourparlers
avaiént commènoé entre l’ancien pou¬
voir des propriétaires fonciers et de
la bourgeoisie, dés essais de marchan¬
dage et d’entente pour écraser la ré¬
volution. Ces tentatives avaient heu
sous forme de comédie parlemen¬
taire; elles se terminaient toujours
sur un échec, à cause dé l'intransi¬
geance de la réaction féodale. Des
parlements dérisoires étaient convo¬
qués et brutalement dissous l’un
après l’autre. La bourgeoisie, fa.ti-j
guée des tempêtes de la révolution,
intimidée par l’indépendance et l'A¬
nergie dès premières interventions du
prolétariat, allait de plus en plus à
droite. Les paysans, d’état d'esprit
tout à fait révolutionnaire dans leur
ensemble, 6’asslmilaient lentement
l’expérience politique et, à la flamme
d’innombrables incendies prémédités,
éclairaient leur rouir vers une plus
haute forme de combat. De pan- avec
la répression sanglante infligée aux
paysans, l’ancien pouvoir tentait de
corrompre une partie d’entre eux par
la cession de lots de terre, mais tou-
te l'affaire fut menée de manière si
sordide et si absurde qu’elle 11e don¬
na aucun résultat. Les révoltes des
partisans et de groupes isolés deve¬
naient chaque jours plus fréquentes.
Sur le pays régnait une double ter¬
reur, terreur sans précédent par en
haut et par en bas et comme on n'en
vi't nulle part au mond».
De toute évidence, le pays allait
à des luttes nouvèllés et décisive».
Mais la voie était si longue et si plei¬
ne d’incèrtitudés que beaucoup
avaient fini par se lnssér et même
par désespérer, Du côté des .11 tel ton
tuels avancés qui avaient Mis pari
au combat surtout par sympathie, la
trahison fut presque générale. Là. U
n'y avait évidemment rien a regret¬
ter. Mais l’accablement et le déses- ,
poir réussirent à pénétrer mèmè chez
certains de mes anciens camarades
Sur ce fait, je pus JUçwr combien
avait été épuisante et lourde la vie
révolutionnaire durant l’époque
écoulée. Moi-même, homme frais, au
souvenir de la période pré-révolu¬
tionnaire et du commencement de la
lutte, mais n’ayant pas éprouvé tout
le poids des dernièires défaites, jo
vis clairement l’absurdité d’enterrer
la révolution; je compris à quel point
tout avait change au cours de ces
dernières années, combien d’éléments
nouveaux étaient venus au combat
et pourquoi l'équilibre entre la reac¬
tion et la terreur serait impossible.
Une nouvelle vague était inévitable
et proeno. ■
Cependant, il fallait attendre. Jo
voyais ce que le travail des camara¬
des, dans cette situation, comportai!
de difficultés et de tourments. Mais
moi-même je ne me pressais pas
d’aller là-ba3, indépendamment mê¬
me de l’oipinion de Verner. Je trou¬
vais qu’il valait mieux faire provi¬
sion de foroes*afin de n’en pas man¬
quer quand elles me seraient entiè¬
rement nécessaires.
Pendant de longues promenades
dans les bois, nous examinions aveu
Vladimir les chances et les conditions
de la lutte prochaine. Ses plans et
ses rêves naïvement héroïques me
touchaient profondément; il me pa¬
raissait un noble et charmant enfant
destiné à une mort aussi simplement
belle que sa jeune vie. La révolution
se réserve de glorieux martyrs et
teint d’un beau sang son drapeau
prolétarien...
Vladimir n’était ;pas seul à me faire
l’effet d’un enfant. Je trouvais eu
Verner lui-même, vieux militant de
la révolution, ed en d’autres cama¬
rades, même... en nos chefs, beau¬
coup de naïveté et do puérilité que je
n’avais sans doute pas remarquées ou
pas senties naguère. Tous les 'êtres
que j’avais connus sur terre me sem¬
blaient encore à demi enfants, adul¬
tes qui peA'oivent, la vie confusément
en eux et autour d’eux, qui se livrent
à moitié consciemment aux forces
élémentaires internes et externe».
Dans ce ‘sentiment, il n’y avait de
ma part aucune trace de condescen¬
dance ni de mépris, mais une profon¬
de sympathie et un intérêt fraternel
pour des êtres-embryons, enfants
d’une jéune humanité.
IV. _ L'ENVELOPPE
Un brûlant soleil d’été semblait li¬
quéfier la glace qui enveloppait la
vie du pays. A peine s’évèillait-elle
que déjà les éclairs d’un nouvel ora¬
ge luirent à l'horizon et que de sourds
grondements ®e firent entendre â
’ nouveau d’en bas. Et ce soleil et cet
éveil réchauffèrent mon âme en ra¬
nimant mes forces et je me sentis
revenir à la santé comme jamais au¬
paravant.
Dans cette confuse joie de vivre,
je ne voulais pas songer au passé et
r m’était agréable de réaliser que
j’étais oublié du monde entier, oublié
de tous... Jo comptais ressusciter;
pour les camarades à un moment ou
il ne viendrait à personne l’idée de
m’inlerroiger sur mes années d’absen¬
ce, où tous auraient bien autre chose
en tête et OÙ mon passé serait sub¬
mergé pour longtemps sous les va¬
gues impétueuses d’une nouvelle ma¬
rée. Et s’il m’arrivait d’observer des
faits qui suscitaient des doutes sur
cette espérance, l’inquiétude et l’alar¬
me naissaient en moi avec une sour¬
de hostilité envers tous ceux qui pou¬
vaient encore garder mon souvenir.
(A suivre.)
CHANGEMENT
D’ADRESSE Toute demande de
♦ changement d’adres-
♦ se doit être accompagnée de
♦ 1 frano en timbres-poste et
♦ de la dernière bande du
♦ journal.'
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■■■nnBMBMBHni Biimi»’iBmiiB«wB«
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l!IBIIIlBi!:IB!l!BIIIIB!IIIBI!ilBl!llBl!!!Blll!BI!!îBil!IB!!liBiiiil
N° 46. Feuilleton du Populaire. 19-9-36.
" Alexandre Bogdanov S
L'ETOILE
ROUGE
■ Traduit du russe S
Manuscrit de Léonide )
QUATRIEME PARTIE
IV. — L'ENVELOPPE
Un matin d’été, Verner, rentrant
de l’hôpital après la visite aux mala¬
des. n’alia pas se reposer au jardin
comme d'habitude, car les visites le
fatiguaient terriblement, mais vint
vers moi et me questionna très en
délai] sur mon état. 11 me sembla
qu'il gravait mes réponses dans sa
mémoire. Tout cela était un peu inso¬
lite et je pensai d’abord qu’il avait
de manière ou d’autre pénétré fortui¬
tement le secret de mon petit com¬
plot. Mais la conversation me lit
comprendre vite qu’il ne soupçonnait
rien. Puis il partit et, cette Cois en¬
core, pas dans le jardin, mais , chez
lui, dans son cabinet, eL ce Cul seu¬
lement au bout d’une demi-heure
que, de l'a fenêtre, je le vis se pro¬
mener dans son allée ombreuse pré¬
férée. Je ne pouvais m’empécher de
penser à ces petits faits car, d’une
façon générale, il n’y avait rien de
plus important autour de moi. Après
diverses suppositions, je m’arrêtai à
la plus vraisemblable, selon laquelle
Verner voulait écrire à quelqu’un,
évidemment à la prière spéciale de
son correspondant, un rapport dé¬
taillé sur ma santé. On lui apportait
toujours le courrier le matin, dans
son cabinet, à l’hôpital, et sans doute
avait-il reçu celto fois une lettre à
mon sujet.
Une lettre de qui et pourquoi ? 11
fallait le savoir et même sur le
champ, c était indispensable à ma
tranquillité. IL eût été inutile de s’a¬
dresser à Verner, il n’aurait certai¬
nement pas jugé possible de me le di¬
re, pour une raison quelconque, sans
quoi il m’en eût parlé spontanément,
sans se faire priér. Vladimir ne sa¬
vait-il pas quelque chose ? Non, dé¬
cidément, il ne savait rien. Je me mis
à chercher les moyens de parvenir a
la vérité.
Vladimir élait prêt à me rendre
réimporte quel service, il trouvait ma
curiosité tout à fait normale el le
mutisme de Verner bien inutile. Sans
trop y réfléchir, il fil toute une per¬
quisition dans les chambres de \ er-
ner et. dans son cabinet, mais ne
trouva rien d’intéressant.
— Il faut supposer, dit Vladimir,
oii qu’il porte cette lettre sur lui, ou
qu’il l’a déchirée ou jetée.
— Et où jette-t-il d’ordinaire les
lettres et les papiers déchirés ? de-
inandai-jo
— Dans la corbeille qui se trouve
sous la table, dans son cabinet, ré¬
pondit Vladimir.
— Bien, en ce .cas, apportez-moi
tous les morceaux que vous trouve¬
rez dans cette corbeille.
Vladimir sortit et. revint bientôt.
— fl n’y a aucun morceau, annon¬
ça-t-il, mais voici ce que j’ai trou¬
vé : l'enveloppe d’une lettre reçue
aujourd’hui, à en juger d’apres le ca¬
chet.
Je pris l’enveloppe et jetai un coup
d’œil sur l'adresse. Le sol se déroba
sous mes pieds et les murs s’écroulè¬
rent sur moi...
L’écriture de Netti I
>
V. — CONCLUSIONS
A travers le chaos de souvenirs et
de pensées qui s'élevaient dans mon
àme lorsque j’appris la présence de
Nclti sur la Terre et sa volonté de
ne pas me voir, la déduction finale
devint seule claire pour moi. Elle
surgit coninie jl’jgJlc-même sans au¬
cun enchaînement logique visible et
sans aucun doute. Mais je ne pou¬
vais me borner à la réaliser simple¬
ment au plus vite. Je voulais la mo¬
tiver suffisamment pour moi comme,
pour les nul res. En particulier, je
ne pouvais surtout pas me faire a
l’idée que Netti elle-même ne me
comprendrait pas et interpréterait
comme un simple accès de passion
ce qui était une nécessité logique,
ce qui .découlait inéluctablement de
toute mon histoire.
C'est pourquoi je devais avant tout
raconter Inul au long celte histoire
pour les camarades, pour moi, pour
Netli... Telle esl l'origine de mon
manuscrit. Verner, qui le lira en
premier, au lendemain du jour où
. Vladimir et moi disparaîtrons, aura
soin de le faire imprimer, certes,
avec toutes les modifications indis¬
pensables à l’action clandestine. C’est
ma seule et unique volonté. Je re¬
grette beaucoup de ne pouvoir lui
serrer la main en le quittant.
Au fur et à mesure que j’écrivais
ces souvenirs, le passé s'éclaircis¬
sait devant moi, l’ordre se substi¬
tuait au chaos, mon rôle et ma si¬
tuation se dessinaient exactement à
mes yeux. iL’esprit sain et la mémoi¬
re assurée, je puis maintenant ti¬
rer toutes les conclusions...
Incontestablement, la tâche qui me
fut assignée s’avéra au-dessus de
mes forces. En quoi consistait l’é¬
chec ? El comment expliquer l’er¬
reur d’un clairvoyant et profond
psychologue comme Menni quand il
fit un choix si malheureux ?
Je me souvins de ma conversation
•avec Menni sur ce ehoix, conversa¬
tion qui eut lieu â celte époque heu¬
reuse pour moi o(i l’amour de Netti
m’inspirait. . une foi illimitée dans
mes Torces
— Comment, vous, Menni, en êtes-
vous venu à me reconnaître, dans
la multiple variété de mes enmpa-
trioles rencontrés nu cours de vos
recherches, comme le plus aple à la
mission de représentant de la Terre?
— Le choix n’était pas si large,
lépondit-ii. On pouvait le circons¬
crire dès le début aux représentants
du socialisme scientifique révolu¬
tionnaire; toutes les autres concep¬
tions sont beaucoup plus en retard
sur notre monde.
— Bien, mais même au sein de
cette tendance, vous avez rencontré
des gens indubitablement plus forts
eL plus doués que moi. Vous connais¬
siez celui que nous appelons en plai¬
santant le Vieux de la Montagne,
vous connaissiez le camarade Poète...
-- Oui, je les ai observés avec
attention. Mais le Vieux de la Mon¬
tagne est exclusivement un homme
de lutte el de révolution; nos con¬
ditions d existence ne lui convien¬
nent pas du tout, c’est un homme
de 1er, el les hpmrnes de 1er man¬
quent de souplesse; il y a en eux
beaucoup de conservatisme élémen¬
taire. En ce qui concerne Poète, P
eût manqué de santé. U a beaucoup
trop vécu en errant dans tous les
nrüeux de votre monde, pour s'a-
dapler,au nôtre. En outre, tous deux
et le chef politique, et l’artiste du
verbe, que des millions d’hommes
écoulent, son! indispensables à la
lutte menée actuellement chez votis.
— La dernière considération est
pour moi tout à fait convaincante.
Mais en ce cas, je vous rappellerai
le philosophe Mirski. Son habitude
professionnelle de se placer aux
points de vue les plus différents, fl/'
les comparer et de les concilier, lui
eût, me semble-t-il, beaucoup la-
cililé la tâche.
— Oui, mais voyez-vous, il est
surtout un homme de la pensée abs¬
traite. C’est à peine s'il a assez de
fraîcheur d'àrne pour vivre une nou¬
velle existence par le sentiment el,
la volonté. Il m’a produit l’effet d’un
homme quelque peu faligué; c’est
lâ, vous comprenez, le plus grand
obstacle.
— Admettons. Mais parmi les pro¬
létaires qui sont la base et la force
principale de notre tendance, est-il
possible que vous n’ayez pu Trouver
le plus facilement ce dont vous aviez
besoin ?
— Oui, il eût été plus sûr de cher¬
cher là. Mais... il leur manque une
condition ‘que j’estime indispensa¬
ble : une instruction large et variée
qui soit à la hauteur de votre cultu¬
re. Cela a incliné mes recherches
d’un autre côté.
(A suivre.)
UN MOT DORDRE :
FAITES DES ABONNES
AU « POPULAIRE »
iM'iKüiBüiHüiwaüüai;:»!!!
B!:üü:.;EH:ü
iuiBinniiii
mmmnmmmm
N6 47. Feuilleton du Populaire. 20-9-36.
■
H
Alexandre Bogdanov
L'ETOILE
ROUGE
Traduit du russe
par Colette Peignot
■ H'
Manuscrit de Léonide
QUATRIEME PARTIE
V. — CONCLUSIONS
Ainsi parla .Henni. Ses calculs ne
furent pas justifiés. Cela signifiait'
il qu'il n'avait pas le choix et que
la différence des deux cultures cous
titue pour une individualité isolé*
un abîme infranchissable que la so¬
ciété seule peut franchir ? Celle
pensée eût été, certes, consolante
poür moi personnellement; mais il
me reste un doute sérieux. Je suppo¬
se que Menni aurait dû vérifier en¬
core sa dernière considération, celle
qui concernait les camarades ou¬
vriers.
A quoi exactement était dû mon
désastre ?
La première fois, cela eut lieu d«
telle sorte que la quantité d’impres¬
sions d’une vie autre, qui m’avaient
assailli, et la richesse grandiose de
cette vie nouvelle, noyèrent ma cons¬
cience et en effacèrent les limites.
Avec l’aide de Netti, je surmontai la
crise et en vins à bout. Mais cette
crise même n'avait-elle pas été ren¬
forcée et exagérée par la sensibilité
suraiguë, le raffinement d’apercep-
tion propre aux gens d’un travail
spécialement intellectuel ? Peut-être
que pour une nature un peu plus
primitive, un peu moins complexe,
mais en revanche plus solide et plus
ferme organiquement, tout se serait
mieux passé, la transition eût été
moins douloureuse ? Peut-être eût-
il été moins difficile à un prolétai¬
re peu instruit d’entrer dans une
nouvelle existence parce que, tout en
ayant plus à étudier, il eût eu par
contre beaucoup moins à réappren¬
dre, ce qui est plus pénible que tout...
II me semble que oui, et je crois
que Menni est tombé dans une er¬
reur de calcul en attribuant au de¬
gré de culture plus de valeur qu’à
ia force culturelle de développement.
La seconde fois, ce sur quoi mes
forces d'àtne se sont brisées, c'est
le caractère même de cette culture
que j'avais essayé de pénélrer de
tout mon être : je fus écrasé par sa
hauteur, la profondeur de ses rap¬
ports sociaux, la pureté et la trans¬
parence de ses relations humaines.
Le discours de Sterni exprimant
brutalement toute l'incompatibilité
des deux types de vie fut seulement
le prétexte et le dernier choc qui
me précipita dans le sombre gouffre
où me conduisait alors, d’une maniè¬
re élémentaire et irrésistible, la con¬
tradiction entre ma vie intérieure et
tout le milieu social, à la fabrique,
dans la famille, dans les fréquenta¬
tions amicales. Et encore une fois,
celle contradiction n’avait-elle pas
été beaucoup plus forte et aiguë jus¬
tement pour moi, intellectuel révo¬
lutionnaire, accomplissant toujours
les neuf dixièmes de mon I rayait- soif
dans la solitude, soit dans des condi¬
tions d'inégalité exclusive par rap¬
port à des camarades et collabora¬
teurs dont j’étais le professeur et
■le guidé, -dans' une position qui dif¬
férenciait ma •personnalité, de la
leur ? La contradiction ne pouvait-
elle être plus faible et plus douce
pour un homme passant les neuf
dixièmes de sa vie laborieuse dans
une atmosphère de camaraderie,
bien que primitive et peu développée
avec Moût ce que comporte peut-être
d'un peu brutal l'égalité effective
dans le travail ? Il me semble que
oui .et je suppose que Menni devrait
renouveler sa tentative mais dans
une autre direction...
Après cela me reste ce qu’il y a
eu entre les deux naufrages, ce qui
m'a donné de l’énergie et du coura¬
ge pour une longue lutie, ce qui me
permet maintenant encore d’en tirer
les conclusions sans aucun senti¬
ment d'humiliation. C'est l'amour de
Netti.
Incontestablement, l’amour de Net¬
ti avait été un maleniendu, une er¬
reur de son imagination noble et
ardente. Mais qu’une telle erreur ait
élé possible, personne ne supprime¬
rait cela et n'y pourrait rien chan¬
ger. Je voyais là un gage de rappro¬
chement réel des deux mondes, pour
leur fusion fulure en un seul, har¬
monieux et d'une splendeur incom¬
parable.
Quant à moi... mais là, il n’y a
aucune conclusion. La vie nouvelle
m’est inaccessible et je ne yeux plias
de l'ancienne : je ne lui appartiens
déjà plus, ni par la pensée, ni par
le sentiment. L’issue est claire.
11 est temps de terminer. Mon com¬
plice m'attend au jardin; voici son
signal. Demain nous serons tous
deux loin d’ici, en route vers des
lieux où la vie bouillonne et se dé¬
verse à travers le pays, où il est si
facile d'effacer la frontière haïssa¬
ble entre le passé et l’avenir. Adieu
Verner, mon bon et vieux camarade-
Vive la vie nouvelle et meilleure,
et salut à toi son apparition lumi¬
neuse, ma Netti !
EXTRAITS DE LA LETTRE
DU DOCTEUR VERNER
A L’ECRIVAIN MIKSIil
(Lettre non datée, sans doute en
raison de la distraction de Verner.)
La canonnade s’est tue depuis long¬
temps mais on amène encore et en¬
core des blessés. L’énofme majorité
d’entre eux ne sont ni miliciens, ni
soldats, mais de paisibles habitants;
il y a eu beaucoup do fournies et mê¬
me d'es enfants : tous les citoyens
sont, égaux devant les shrapnells
Dans mon hôpital, le plus proche du
champ de bataille, on a amené sur¬
tout des miliciens et .des soldais.
Beaucoup de blessures de slirap-
ntlls et d’éclats de grenades ont pro¬
duit une impression bouleversante,
même sur moi, vieux médecin qui
ai pratiqué jadis, et pendant plu¬
sieurs années, la chirurgie. Mais au-
dessus de toute cette épouvante, un
sentiment de grande clarté dominait
et un seul mot d’allégresse résonnait:
« Victoire ».
C'est notre première victoire dans
une véritable grande bataille. Mais i
n'y a aucun doute pour personne,
qu’elle décidera de la cause. Les pla¬
teaux de la balance se sont déplacés.
Le fait meme que des régiments en¬
nemis entiers, avec leur artillerie,
soient venus à nous est un signe évi¬
dent. La sentence sera sévère, mais
juste. 11 est grand temps d’en finir...
Dans les rues, il n’y a que sang et
débris. Le soleil est devenu rouge à
travers la fumée des incendies et do
la canonnade. A nos yeux, il n’appa¬
raît pas sinistre, mais joyeusement
redoutable. Un cbant guerrier, un
chant, de victoire, retentit dans notre
âme...
Il y a à peu près une demi-journée
que l’on a porté Léonide à mon hô¬
pital. Il est atteint d’une dangereuse
blessure à 1» poitrine et de quelques-
unes plus légères, presque des égra-
tigmiraK. Au milieu de la nuit, il se
dirigeait encore avec cinq « grena¬
diers » dans les parties de la ville
qui se trouvaient alors au pouvoir
de l'ennemi; sa mission consistait à
semer là bas l’effroi et la démoralisa¬
tion par quelques attaques désespé¬
rées. Il proposa lui-même ce plan et
s'offrit à le réaliser. En tant qu’hom-
me ayant beaucoup travaillé ici les
années passées et connaissant bien
tous les recoins de la ville, il pou¬
vait accomplir mieux que les autres
celte entreprise désespérée, à laquel¬
le consentit le chef de la milice après
quelques hésitations. Ils réussirent à
atteindre avec les grenades une des
batteries ennemies et, du haut d’un
toit, à- faire sauter quelques caisses
de munitions. Ils descendirent au mi¬
lieu de la panique provoquée par les
explosions, mirent les canons hors
d’usage et firent sauter les munitions
restantes. C’est là t[ue Léonide reçut
quelques éclats qui le blessèrent lé¬
gèrement.. Ensuite, au cours d’une
retraite précipitée, ils se heurtèrent
à un détachement de dragons enne¬
mis.
. (A suivre.)
CHANGEMENT
D’ADRESSE Toute demande de
♦ changement d’adres-
♦ se doit être accompagnée de
♦ 1 franc en timbres-poste et
♦ de la dernière bande du
♦ journal.
«iKâlpiiiVjpr
iptmppHBlÉpPMpi
l!!'IBiil!Bi!'!l
l!!l!B!i!B!i!!B!iliBI!i!Blli!B!'j!Bil!'B:!liB!!!IBi!l!B!!l!BI!!!B!il!B!ii!Bli!Bl'!l
JN? .48. Feuilleton. du. P.opulairç.. 21-9-36.
J Alexandre Bogdènov S
5 C -*frv. • ' Jl- ' • ' ’ . ' " ; :'B
K 0 U G E
Traduit, du russe g
par Colette Peignot u
Manuscrit de Léonide
• QUATRIEME PARTIE
EXTRAITS DE LA LE H HÉ
;DU DDCTEUR VKRNER
‘J U A L'Et'Rl VAIN MIUSKJ
Léorudo transinit ie commande¬
ment- à .Vladimir, ^ son y adjudant, et
«Su&nânié, -fllüé'i: des deux dernières
Jjfferiiados, ‘ se glissa 'wr^ièsjpôrtes
les pîus'.pr.oehëi et resta aiix.agüèXs
pendant -.due - lés- autres reculaient
en utilisant feus -les abris (bv.i'ortu-
net eDen.-se défendant, éiiergiqucment,
par une fusillade. -H. -laissa passer a
dôfê de’-lui une’ grande partie dû de¬
là chôment ennemi. ‘jeta la première
grenade site l'officier ‘et la' secbndc
’s.iir'; le ; plus proche groupe de dra¬
gons,. STout Je détachement s’enfuit
en désordre et lés nôtres, én: reve¬
nant. sur leurs pas, .ramassèrent, Lèo-
nide, grièvement blessé par un éclat-
de sa seconde grenade. Ils le rame¬
nèrent sans incident jusqu’à nos li¬
gnes -avant le lever.du jour èt le con¬
fièrent à mes soins.
Un a pu extraire les éclats en une
fois,, mais le poumon est touché et
l'état est grave. ..liai installé le ma¬
lade au mieux-et ie plus confortable¬
ment' possible-,, mais; naturellement,
je n’ai pu Jui procurer ce plein re¬
pos qui lui est mdispensàble.'A l'au¬
rore, la bataille a repris, le brui! en
était, trop, bien perçu chez nous et
f intérêt que prenait- Léonideii ses
péripéties aggravait son état, fébrile.
Quand, on -commença à amener, d’au¬
tres blessés, il slinquiéla plus encore
et je fus obligé de l’isolcr autant
que faire se pointai 1, en le plaçant
derrière d.é£. para vents” pour lui évi¬
ter, 3)i yftQins de. voir les blessure»
des' autres...:.. . ...... .
Il est environ quatre heures, la ba- ]
.-teille i est enfin terminée et l’issue
en est certaine. J’ai été absorbé par
dos analyses è-t par la répartition dos
■ blessés, ’-f’èndâift ce 'temps» on ni a
remis Une carte de la personne qui,
il y a quelques semaines, s’est infor¬
mée* pai'. écrit de la santé de Léo¬
nide, puis est venue elle-même -chez
•moi après’ l’évasion’ de celui-ci. Elle
devait passer chez vous avec ma re¬
commandation pour prendre connais¬
sance de son manuscrit, Comme ce:
te dame est à coup sûr une camara¬
de et, sans aucun 'doute, un médecin,
je l’ai invitée à venir directement
me rejoindre dans la salle. Elle por
tait comme la déni ivre fois une som¬
bre voilette qui masquait complète¬
ment les traits de son visage.
— Léonide est chez vous? deman¬
da-t-elle sans me dire bonjour,
— Oui, répondis-je, mais il n’y a
pas lieu de s'alarmer rparticnlière-
ment,' bien que sa blessure soit sé-
riéusé, je' crois cependant possible
(le le guérir.
Elle, lue posa rapidement et adroi¬
tement une série de questions pour
éclaircir l’étal du malade. Puis elle
déclara qu’elle' désirait le voir.
— Mais cette entrevue ne peut-
elle t’émouvoir ? objectai-je.
— Oui, sûrement, dit-e]le, mais ce¬
la lui fera plus de-bien que de mal.
Je vous on réponds. -
Le ton, 'etpit très assuré et décidé. Je
sentis qu’elle savait ce qu’elle (lisait
et ne pus lui opposer un refus. Nous
passâmes dans la salle où reposait
Léonide et j’indiquai d’un geste com¬
ment passer derrière le paravent,
mais demeurai moi-même à coté,
près du -lit d un autre grand blesse
dont je. devais de toute manière m’oc¬
cuper. Je voulais entendre toute la
conversation avec Léonide pour in¬
tervenir si besoin en était.
En arrivant detvière le paravent,
elle souleva quelque peu son voile.
La silhouette était visible à travers
l’étoffe à peine transparente du pa¬
ravent et je pouvais discerner qu’el¬
le se penchait sur le malade.
— Masque... prononça d’une voix
faible Léonide.
— Ta Netti! répondit-elle, et une
telle tendresse imprégnait ces deux
mots prononcés d’une voix douce et
mélodieuse que mon vieux cœur vi-
bradans ma poitrine, saisi de sympa¬
thie joyeuse.
Elle fit de la main une sorte de
mouvement brusque comme si elle
déboutonnait son col et, à ce qu’il
me parut, ôta son chapeau, avec la
voilette, puis s’insclina plus près en¬
core ‘.de Léonide. Il y eut une minu¬
tie de. silence.
— Ainsi, je meurs, dit-il douce¬
ment d’un Ion inlorrogateuri
— Non. Lenni, la vie est devant
nous. Ta blessure n’est pas mortelle,
et même pas dangereuse...
— Mais le meurtre? répliqua-i-n
douloureusement angoissé.
— C’était la maladie, mon Lenni.
S'ois tranquille, cet accès de dou¬
leur mortelle ne s’interposera jamais
entre nous, ni en travers de notre
grand but commun. Ce but, nous l’at¬
teindrons, mon Lenni... t
Un gémissement léger s’échappa
de sa poitrine, mais ce n’était pas
de souffrance. Je sortis parce que. je
savais déjà ce qu’il me fallait pour
mon malade et il n’y avait nulle
raison de rester plus longtemps à
écouter. Quelques minutes après, l’in¬
connue, de nouveau en chapeau et
voilette, me rappela.
— J’emmène Léonide chez moi, dé¬
clara-t-elle. Lui-même .le désire et
il se trouvera dans de meilleures con¬
ditions pour guérir; vous pouvezétre
tranquille. Deux camarades attendent
en bas; ils le transporteront. Faites
apporter un brancard.
11 n’y avait pas à discuter : en ef¬
fet, l’installation de notre hôpital
n’est pas brillante. Je demandai à
celle personne son adresse — c’est
près d’ici — et. décidai de passer
dès le lendemain chez elle pouf exa¬
miner Léonide. Deux ouvriers vin¬
rent et emportèrent celui-ci avec
précaution gu-r'un brancard.
' ' <Posrt~scripiiim écrit le jour sui¬
vant:) :
Et Léonide et Netti disparurent
sans laisser de traces. Je viens de
passer à l’instant à " leur apparte¬
ment : les portes sont ouvertes, les
chambres vides. Sur la table de la
grande salle dont une large fenêtre
est grande ouverte, j’ai trouvé un
billet à mon adresse. Quelques mots
seulement y étaient tracés d’une
écriture tremblante : '
« Salut aux camarades. Au revoir.
Votre Léonide. »
Etrange affaire. Je n’ai aucune in¬
quiétude. Je me suis mortellement
fatigué res jours-ci, j’ai vu beau¬
coup de sang, beaucoup de souffran¬
ces auxquelles je né pouvais rien,
j'ai contemplé des tableaux dé ruine
et- de destruction; mais dans mon
âmé tout est joie et lumière.
Nous- avons vu le pire. La lutte a
?él.é longue et pénible, mais la victoi¬
re esL devant nous... La prochaine 1 e
lutte sera moins dure.,.
UN MOT D’ORDRE :
_ FAITES DES ABONNES
AOa POPULAIRE »
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